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UN FRANÇAIS EN LOUISIANE 1860-1862

Notes et observations d'un écrivain et géographe français pendant la guerre de Sécession en Louisiane

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l’indicible tumulte, il y réussit un instant, mais chaque nouvelle tirade soulève de nouveau

la marée d’hommes, qui ondule à ses pieds. D’autres auditeurs se jettent sur l’herbe,

tordus par des convulsions, tandis les hurlements recommencent et que la voix du

prédicateur se dilue dans le tumulte des cris. Ainsi pendant plusieurs heures la foule est

agitée par un délire indescriptible. Le lendemain, quand les Noirs sont retournés à leurs

travaux, on ne voit plus sur l’emplacement du camp qu’une herbe foulée, des baraques en

ruines et des haillons épars. Telles sont les saturnales auxquelles on donne le nom de

réveil. Il est douteux qu’elles donnent à l’esclave plus de noblesse morale et un plus grand

amour de la liberté.

Dans les plantations du Sud méridional, les missionnaires itinérants sont plus rares, et

d’ailleurs leur présence ne serait guère tolérée par les Créoles qui depuis longtemps se

méfient de tous les voyageurs indistinctement. Les Noirs ne peuvent assister au service

religieux de la secte à laquelle ils appartiennent, à moins qu’ils habitent dans le voisinage

d’une chapelle ou d’une église. Cependant, ils ne sauraient se passer de rites religieux

quelconques. Les planteurs eux-mêmes savent que leurs esclaves ont besoin d’une

exaltation périodique pour s’étourdir sur les misères de leur condition. Tandis que les

charmeurs de serpents et les adorateurs de gris-gris sont presque sans exception des

Créoles de couleur, c’est toujours ceux qui sont des Nègres américains qu’on choisit le

prédicateur du camp. Aucune fête n’est complète si aux libations et aux danses ne

succèdent pas des prières et un sermon déclamés du haut d’un tonneau par le pasteur en

titre. Rien de plus lamentable que ces parodies religieuses auxquelles le maître invite

parfois ses amis à assister. Un soir, j’étais présent à l’un de ces fêtes, et mon âme en est

encore navrée. Les riches planteurs se promenaient sous le péristyle de la véranda et

respiraient voluptueusement l’air embaumé du soir tandis que les belles Créoles,

entourées de lucioles qui éclairaient leurs visages d’une lueur tremblotante, se balançaient

nonchalamment dans leurs berceuses.

Non loin de là, sous l’ombrage touffu des azédarachs se pressaient les Nègres de la

plantation, honorés du regard souverain de leur maître, de leur maîtresse et des nobles

amis. À quelques mètres de la véranda, sur un tonneau renversé, était juché le prêcheur

larmoyant, éclairé par une torche fixée à une colonne de la maison. Il n’avait point de

Bible, car il ne savait pas lire mais, les genoux demi fléchis, les mains jointes élevées à

la hauteur de la poitrine, les yeux fermés, la tête rejetée en arrière, il chantait d’une voix

lente et plaintive des lambeaux de prières, des vers estropiés, des restes d’hymnes appris

de quelque autre Nègre dans une plantation du Nord. À chaque instant s’élevait le rire

cruel de ses maîtres, les plaisanteries se croisaient autour de lui, mais il continuait

impassible car il fallait contenter le maître, et ne pas être sensible à l’injure. Chose

fatidique cependant, le pauvre esclave n’avait jamais appris et pendant plus de vingt ans

n’avait récité qu’un seul sermon ! Ce sermon, où les mêmes phrases revenaient

constamment, avait pour texte la parabole du mauvais riche :

« Oui, s’écriait naïvement l’esclave, vous êtes riches, vous êtes puissants, vous avez de

l’or et de l’argent, et vous vous roulez sur les pierres précieuses, vous avez des voitures et

des chevaux et toutes les joies de ce monde. Tous vous envient, mais souvenez-vous que

cette nuit même votre vie vous sera redemandée. Et vous serez damnés à tout jamais, vous

irez dans l’étang de feu et de soufre, vous serez brûlés du feu qui ne s’éteint point, et rongés

du ver qui ne meurt point, tandis que le pauvre Nègre ira dans le sein d’Abraham, et sera

consolé par le Bon Dieu de ses misères et de ses souffrances ! »

Ces paroles me faisaient frissonner. Elles me semblaient retentir comme un premier

appel à la révolte et au massacre, mais elles étaient tellement entrecoupées de hoquets et

chantées sur un récitatif tellement étrange, que le sens en était presque complètement

perdu pour les auditeurs. Et d’ailleurs les maîtres n’eussent jamais daigné comprendre les

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