UN FRANÇAIS EN LOUISIANE 1860-1862
Notes et observations d'un écrivain et géographe français pendant la guerre de Sécession en Louisiane
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dans le sol récemment défriché. Ainsi la seule approche des Fédéraux suffisait à faire
évanouir cette institution que les planteurs prétendent être le fondement même de leur
société. Les Nègres marrons, assez nombreux pour mettre les plantations à feu et à sang
et pour égorger leurs anciens maîtres, ne vengèrent point leurs longues souffrances et
celles de leurs frères qui avaient été pendus avant la guerre. Naturellement doux,
bienfaisants et dévoués, les Noirs de la Louisiane abhorrent la vue du sang, et l’on a même
vu des Nègres se faire sauter la main d’un coup de hache pour ne pas servir de bourreaux.
En 1861, au milieu de la décomposition générale de la société créole, les esclaves ne firent
jamais usage de leurs armes, si ce n’est dans le cas de défense personnelle. Sur l’habitation
de la famille Millaudon, l’économe fut tué par un Noir qu’il venait de faire cruellement
fustiger. À La Nouvelle-Orléans, cent cinquante Nègres fugitifs essayèrent vainement de
se frayer un passage à main armée à travers une compagnie de policiers qui voulaient
s’emparer d’eux pour les incarcérer comme esclaves. Qui oserait leur reprocher d’avoir
ainsi défendu leur liberté, si tardive, hélas ! Et si précaire ?
Sur quelques plantations, des Noirs intelligents, profitant de l’extrême embarras de
leurs maîtres, prirent l’initiative d’un mouvement qui devait amener un changement
radical dans les conditions du travail et dans les relations entre les planteurs et leurs
ouvriers d’origine africaine : ils se déclarèrent prêts à continuer leurs travaux habituels,
pourvu qu’en échange on leur assurât un salaire régulier, soit en argent, soit en nature.
Chose remarquable, et qui prouve clairement que la servitude des Noirs avait toujours eu
l’intérêt le plus grossier pour unique raison d’être, un grand nombre d’habitants
acceptèrent les conditions posées par ceux qu’ils n’avaient pas cessé d’appeler leurs
esclaves. Des planteurs qui avaient encore quelques ressources monétaires s’engagèrent
à payer pour le labeur mensuel de chaque travailleur noir des champs une somme variant
de 5 à 12 dollars, suivant leur âge et leur force. D’autres propriétaires tout à fait obérés
consentirent à céder une partie de la récolte à leurs anciens esclaves en dédommagement
du travail effectué pendant l’année. Ainsi, par le cours naturel des choses, sans la moindre
intervention d’une force brutale, un certain nombre d’esclaves étaient devenus métayers :
ils partageaient avec leurs anciens maîtres, ils traitaient de pair avec ce capital qui naguère
les avait si durement exploités.
Il est vrai de dire que le général Butler aida puissamment à cette transformation de la
servitude en travail libre. Ancien démocrate, ayant dû à la violence de ses opinions
l’honneur peu enviable de siéger en 1860 dans la convention esclavagiste de Charleston,
il était arrivé à La Nouvelle-Orléans avec la ferme intention de ne jamais intervenir entre
les deux races et de respecter l’institution tant de fois proclamée sainte. Mais, en dépit de
la réserve qu’il s’était promis de montrer au sujet de la question fatale, il s’aperçut bien
vite que le seul moyen de reconquérir le Sud était d’y changer les conditions du travail.
L’attitude des diverses fractions de la population orléanaise eût suffi d’ailleurs pour le lui
prouver. Les planteurs, les riches négociants, tous ceux qui, sous une forme ou sous une
autre, vivent des produits de l’esclavage, accueillaient les troupes unionistes avec un
sentiment de profonde hostilité, et, refusant presque unanimement de prêter le serment
d’allégeance, se servaient de leurs journaux pour faire aux hommes du Nord une guerre
continuelle de calomnies et d’insinuations perfides. En revanche tous les Blancs
appartenant à la classe des ouvriers et des artisans s’étaient empressés, au nombre de
quatorze mille, de protester de leur dévouement à l’Union, et saluaient l’ancien drapeau
de leurs acclamations enthousiastes. Lorsque Butler quitta La Nouvelle-Orléans, 67 000
personnes avaient prêté le serment de fidélité et 21 020 avaient été obligés d’inscrire leurs
noms sur la liste des ennemis de l’Union. Le général prit rapidement son parti : il appliqua
largement la loi de séquestre votée par le Congrès, déclara confisqués et par conséquent
libres, tous les esclaves qui se trouvaient dans les districts encore insurgés de la Louisiane