UN FRANÇAIS EN LOUISIANE 1860-1862
Notes et observations d'un écrivain et géographe français pendant la guerre de Sécession en Louisiane
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2. LES PLANTEURS ET LES ABOLITIONNISTES
(La Revue des Deux Mondes, tome 31, 1 er janvier 1861)
Nous avons essayé de faire connaître la situation des Nègres esclaves d’Amérique ;
c'est au milieu des planteurs qu’il faut maintenant nous placer. Quelle est leur attitude visà-vis
du Parti abolitionniste de la grande République américaine ? Il faut le dire, les
propriétaires d’esclaves semblent renoncer à la pensée de convaincre leurs adversaires
autrement que par le droit de la force. Cependant, afin de se prouver à eux-mêmes la
justice de leur cause et d’effacer dans leurs âmes jusqu’à l’ombre du remords, ils
cherchent à étayer l’institution domestique de nombreux arguments tirés de l’histoire, de
la morale, de la religion, et surtout du fait accompli. S’ils étaient complètement sincères,
ils devraient se borner à prétendre que l’injustice est permise à tous ceux qui savent en
profiter. Telle est la raison cachée qui inspire leur beau langage de vertu et de
désintéressement. Il nous sera facile de résumer ici les arguments qu’ils emploient, car
tous ces arguments se reproduisent avec une désespérante uniformité dans les discours
qui se prononcent et les livres qui se publient au sud de la Chesapeake et de l’Ohio.
Jadis les hommes du Sud admettaient que l’esclavage est un mal, ils déploraient
l’origine de leurs richesses mais formulaient le désir que cette funeste institution léguée
par leurs ancêtres fût enfin abolie. Pendant les débats engagés au sujet de la Constitution
fédérale après l’heureuse issue de la guerre de l’indépendance, James Mason, lui-même
propriétaire de Nègres, tonnait contre l’esclavage, aux applaudissements des planteurs,
ses collègues :
« Chaque maître d’esclaves est né tyran ! » s’écriait-il. Plus tard Jefferson, autre
planteur de la Virginie, ajoutait « l’esclavage ne peut exister qu’à la condition d’un
despotisme incessant de la part du maître, d’une soumission dégradante de la part de
l’opprimé. L’homme qui ne se déprave pas sous l’influence funeste de l’esclavage est
vraiment un prodige ! »
En 1831 et 1832, la législature de la Virginie, qui depuis a montré, dans l’affaire de
John Brown, à quelles violences les intérêts menacés peuvent recourir, proposa l’abolition
graduelle de l’esclavage et discuta longuement les moyens d’obtenir ce résultat si
désirable. À cette époque, sur trente-six sociétés abolitionnistes qui existaient dans les
États-Unis, vingt-huit étaient composées de propriétaires d’esclaves. De nos jours, les
planteurs, éclairés par la haine et par la peur, retirent leurs aveux d’autrefois. L’esclavage
ne leur semble plus un mal nécessaire, c'est un bien, un avantage inappréciable, un vrai
bonheur pour l’esclave lui-même, pour toute la race africaine, pour la religion, la morale
et la propriété, pour l’ensemble des sociétés humaines. Selon le sénateur Hammond :
« Nous n’avons plus aucun doute sur nos droits, ni aucun scrupule à les affirmer. Il fut
un temps où nous avions encore des doutes. Nos ancêtres s’opposèrent à l’introduction de
l’esclavage dans ce pays et léguèrent leur répugnance à leurs enfants. L’enthousiasme de
la liberté, excité par nos glorieuses guerres d’indépendance, accrut encore cette aversion,
et tous s’accordèrent à désirer l’abolition de l’esclavage. Mais, lorsque l’agitation
abolitionniste commença dans le Nord, nous avons été obligé d’examiner la question sous
toutes ses faces, et le résultat de notre étude a été pour nous la conviction unanime que nous
ne violons aucune loi divine en possédant des esclaves. Grâce aux abolitionnistes, notre
conscience est parfaitement tranquille et notre résolution est calme et ferme. Oui,
l’esclavage n’est pas seulement un fait nécessaire et inexorable, mais aussi une institution
morale et humaine, produisant les plus grands avantages politiques et sociaux ! »
Calhoun, le célèbre chef de file de tous les hommes d’État esclavagistes, est le premier
qui ait osé se débarrasser de ce vain bagage des remords et affirmer la pureté de sa
conscience au sujet de la possession de l’homme par l’homme. Il a dit et écrit que