UN FRANÇAIS EN LOUISIANE 1860-1862
Notes et observations d'un écrivain et géographe français pendant la guerre de Sécession en Louisiane
Notes et observations d'un écrivain et géographe français pendant la guerre de Sécession en Louisiane
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les Africains, Davis répondait en menaçant d’égorger ou de réduire à un nouvel esclavage
tous les Noirs qui étaient devenus libres. Cette menace ne fut que trop bien tenue. Pendant
la bataille de Murfreesboro, les cavaliers du guérillero confédéré Morgan fusillèrent sans
forme de procès tous les Nègres surpris dans un chemin de fer qui transportait des troupes
fédérales. Sur les bords de la rivière Cumberland, d’anciens esclaves, capturés dans un
bateau à vapeur de l’Union, furent déchiquetés à coups de fouet, puis attachés tout
sanglants à des arbres pour y périr lentement. La tête du général Butler fut mise à prix, et
dans le Charleston Mercury, l’un des journaux confédérés les plus consultés, les
sécessionnistes peuvent lire tous les jours une annonce dans laquelle M. Richard Yeadon
promet une récompense de 10 000 dollars à celui qui assassinera ce général abhorré. Des
demoiselle du plus haut parage briguent à l’envi l’honneur de filer la corde destinée à
l’étrangler, si jamais on le prend vif.
Enfin le grand jour arriva, et l’édit d’émancipation, attendu avec une anxiété si
profonde, fut proclamé à Washington. Le président Lincoln, en sa qualité de commandant
des armées de terre et de mer, donnait la liberté aux esclaves de la Virginie, des Carolines,
de la Géorgie, de la Floride, du Mississippi, de l’Alabama, de la Louisiane, de l’Arkansas,
du Texas, et tout en recommandant aux Nègres de ne saisir les armes que pour leur
défense personnelle, il leur promit de les accueillir comme soldats de l’armée de l’Union.
Il affirma ensuite la légalité du grand acte dont il venait de prendre l’initiative, puis, en
quelques paroles d’une noble simplicité, il invoqua sur sa proclamation le jugement calme
du genre humain et la gracieuse faveur du Dieu tout-puissant ! Nul ne sait encore si le
dieu des armées lui sera propice. Quant au jugement des hommes de cœur, il peut
hautement le revendiquer en faveur de son œuvre.
Des sécessionnistes reprochent ironiquement à M. Lincoln de ne pas avoir décrété
l’abolition de l’esclavage aussi bien dans les États restés fidèles que dans les États
insurgés. Si sa proclamation avait pu être suivie d’un effet immédiat, elle aurait libéré
3 120 000 esclaves et en aurait maintenu 830 000 en servitude. D’après eux, cette
distinction prouverait que la liberté des Nègres est complètement indifférente au chef de
l’Union et aux membres du Parti républicain. Cependant, elle prouve simplement que le
Président n’a pas voulu outrepasser ses pouvoirs. Si la guerre l’autorise à prendre de
violentes mesures de salut public dans les États rebelles, il doit avant toutes choses
respecter la loi dans les États où la Constitution est encore en honneur car il ne peut pas
oublier son titre de magistrat suprême de la nation. D’ailleurs M. Lincoln a toujours
professé que l’émancipation graduelle des esclaves est préférable à un affranchissement
immédiat, et c’est en désespoir de cause qu’il a proclamé l’abolition immédiate dans les
États qui ne reconnaissent plus l’autorité fédérale.
Maintes fois déjà il avait conseillé aux législatures spéciales de se tracer un plan de
conduite pour ménager la transition entre l’esclavage et le travail libre. Récemment, dans
son message du 4 décembre, il avait recommandé aux membres du Congrès national et
des diverses législatures de modifier la Constitution pour rendre le rachat et
l’affranchissement des esclaves obligatoires sur toute l’étendue de la République avant la
fin du siècle. M. Lincoln ne pouvait faire au peuple américain une proposition plus grave
que celle d’introduire un amendement dans la Constitution, et l’importance même de cette
démarche prouvait largement que l’abolition de la servitude lui tenait à cœur. Peut-être
avait-il eu tort de ne pas insister sur une émancipation plus rapide, mais ne serait-ce pas
déjà un progrès immense, si l’on pouvait indiquer une date certaine en fixant un dernier
terme à cette odieuse institution que ses défenseurs se vantaient de pouvoir rendre
éternelle ? Une des conséquences les plus sérieuses de la proclamation présidentielle du
1 er janvier 1863 est celle qui, pour nous servir de l’expression de M. Sumner, fait entrer
l’Afrique en ligne de bataille. Du reste, rien n’est plus constitutionnel que de donner des