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UN FRANÇAIS EN LOUISIANE 1860-1862

Notes et observations d'un écrivain et géographe français pendant la guerre de Sécession en Louisiane

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déchiffrer sans se faire condamner à des années d’emprisonnement ! Grâce à l’influence

exercée sur eux par leurs instituteurs dévoués et par quelques-unes de ces femmes de la

Nouvelle-Angleterre, les Noirs de Beaufort deviennent policés. Leurs mœurs

s’adoucissent, leur langage, qui d’ailleurs n’avait jamais été mélangé de ces jurons si

communs dans les bouches américaines, se purifie singulièrement et ne ressemble plus

au jargon ridicule que la tradition prête à Sambo (sobriquet qui, dans le Sud, désignait

l’esclave grossier chargé des travaux des champs). Leurs cases, jadis d’une saleté sordide,

sont maintenant presque toutes blanchies à la chaux et tenues avec une grande propreté.

On y voit quelques meubles autres que l’ancien grabat. Des centaines de familles ont déjà

poussé l’amour du comfortable et du beau jusqu’à mettre des vitres à leurs fenêtres et à

coller des cartes et des gravures sur les murailles. L’initiative s’est aussi réveillée chez

les Noirs d’une manière remarquable, et quelques mois à peine après leur émancipation

ils prenaient la résolution de pourvoir eux-mêmes aux frais de leur culte, attendu que la

conscience individuelle ne doit reconnaître aucun intermédiaire entre elle et Dieu. Enfin

la joie bruyante et naïve qui caractérise les Nègres dans leur État normal commence à

faire briller le regard des travailleurs de Beaufort, jadis mornes et abattus. Les négrillons,

qui n’avaient aucune espèce de jeux et ne connaissaient d’autre plaisir que celui de se

traîner sur le sol ou de se battre en cachette au milieu des ordures, s’amusent aujourd’hui

sans crainte à tous les jeux de force et d’adresse avec le même entrain que les Petits

Blancs des écoles du Nord.

Les chants des Noirs sont également une preuve évidente du changement immense qui

s’est opéré. Doués d’un remarquable instinct musical comme la plupart des Africains, les

Nègres de la Caroline du Sud ont l’habitude d’accompagner leur travail par le chant de

quelques paroles très simples, exprimant presque toujours un sentiment religieux.

Autrefois les airs, chantés sans exception sur le mode mineur, étaient singulièrement

mélancoliques ou même lugubres, et quand on entendait résonner au loin ces paroles

dolentes, mesurées par le bruit des pioches ou par la cadence des rames, on ne pouvait

s’empêcher d’être saisi d’une tristesse profonde. Une seule idée se retrouvait dans tous

les chants des Noirs, celle de la souffrance physique ou morale, qui est la destinée de

l’esclave. Si la ritournelle renfermait en général un mot d’espérance, elle disait aussi que

cette espérance, irréalisable sur notre terre, ne pouvait éclore que dans le ciel. Nous

trouverons enfin le repos ! Dieu nous délivrera ! Patientons ! Patientons ! Tels étaient

les refrains que les Nègres chantaient en chœur après avoir entendu la voix de celui qui,

en solo, racontait leurs peines.

Le chant le plus répandu était celui de la Pauvre Rosy, que l’on peut considérer comme

le type de toutes les autres mélopées des esclaves d’Amérique. Chaque stance se compose

d’un seul vers répété trois fois avec une lenteur croissante, et suivi d’un refrain plus

rapide. Tels étaient sans exception les chants des Nègres de Beaufort avant la fuite de

leurs maîtres mais, chose remarquable, depuis que l’aube de la liberté a commencé de

luire pour eux, ils ont appris à chanter gaiment et, changeant l’allure de leur voix, ils ont

adopté le mode majeur. Une de leurs nouvelles chansons, simple contrepartie des

anciennes, raconte les souffrances auxquelles ils viennent d’échapper, tandis que le

refrain, prononcé plus gravement que le reste, rappelle sans doute, en guise de moralité,

la mort des planteurs qui tombent frappés sur les champs de bataille :

Je n’entends plus l’appel du commandeur, Bis

Des milliers et des milliers périssent,

On ne me jette plus mon picotin de maïs, Bis

Des milliers et des milliers périssent !

On ne me donne plus cent coups de fouet, Bis

Des milliers et des milliers périssent ! etc.

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