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LA PRESCRIPTION LIBÉRATOIRE :<br />
PARADIGME OU PARADOXE<br />
DE LA SÉCURITÉ JURIDIQUE?<br />
Livre III - Titre XX - Chapitre I<br />
1. — Il n’est pas d’usage que le toast porté à l’occasion d’un anniversaire<br />
adopte un ton irrévérencieux envers le jubilaire. Le protocole<br />
restera sauf car ce n’est pas au Code Napoléon, mais à sa fillette<br />
la plus indisciplinée que s’adressent ces quelques lignes iconoclastes.<br />
Au demeurant, c’est sans doute d’un cruel manque de Code dont<br />
souffre cet enfant prodigue. Car posons-le d’emblée, tous les trésors<br />
palliatifs et pédagogiques de l’œuvre de la doctrine civiliste (1) suffisent<br />
à peine à justifier aujourd’hui, de lege lata, le salut de la prescription<br />
extinctive ou libératoire — initialement et (trop) partiellement<br />
— régie par les articles 2219 et suivants du Code dont on célèbre<br />
aujourd’hui le bicentenaire. Au prix d’une évolution jalonnée<br />
d’avatars, l’institution est beaucoup plus protéiforme que monolithique.<br />
Elle se trouve surtout affectée d’un saisissant paradoxe. Les pères<br />
du Code civil pouvaient proclamer solennellement que « de toutes<br />
les institutions du droit civil, la prescription est la plus nécessaire<br />
à l’ordre social. Sans elle, nul ne pourrait jamais se regarder comme<br />
propriétaire ou comme affranchi de ses obligations; il ne resterait au<br />
législateur aucun moyen de prévenir ou de terminer les procès; tout<br />
serait incertitude » (2). Il s’agissait d’œuvrer au maintien, ou à la restauration,<br />
de la « paix sociale » compromise par la « multiplication à<br />
l’infini des procès » engendrée par la « propension de l’être humain<br />
à la chicane » (3). Deux siècles plus tard, le vœu laisse rêveur. Car<br />
s’il faut se garder de mettre en cause ou en doute les finalités pristines<br />
et fondatrices de la prescription libératoire, force est de constater<br />
que l’institution elle-même n’a pas — loin s’en faut — scellé la paix<br />
(judiciaire à tout le moins), pas plus qu’elle n’aura contribué à enrayer<br />
le consumérisme judiciaire. Conçue comme arme absolue contre<br />
l’insécurité juridique, la prescription libératoire en devint à la fois<br />
l’une des principales victimes et l’une des grandes artisanes. On veut<br />
dire par là qu’avec deux cents ans de recul, il n’est guère, au sein de<br />
l’édifice de 1804, de mécanismes autant chahutés, aussi décousus, et<br />
partant aussi peu prévisibles, que celui-ci. Faut-il s’étonner, dès lors,<br />
(1) Il est évidemment impossible de rendre hommage à tous les auteurs qui, durant<br />
deux siècles, auront traité du sujet. Voici quelques « incontournables » :<br />
H. De Page, Traité élémentaire de droit civil belge, t. VII, 2 e éd., Bruxelles,<br />
Bruylant, 1957, pp. 1019 et s., n os 1129 et s.; R.P.D.B., t. X, v o « Prescription<br />
en matière civile », Bruxelles, Bruylant, 1951; Galopin, De la prescription, Namur,<br />
1910; Tissier, De la prescription, in Baudry-Lacantinerie, 4 e éd.; A. Van<br />
Oevelen, « Algemeen overzicht van de bevrijdende verjaring en de vervaltermijnen<br />
in het Belgisch privaatrecht », T.P.R., 1987, pp. 1755 et s.; R. Philips,<br />
« Chronique de jurisprudence : la prescription en matière civile (1939-1950) »,<br />
J.T., 1951, pp. 395 et s.; M. Regout-Masson, « La prescription en droit civil »,<br />
in La prescription (sous la dir. de E. Vieujean), Formation permanente C.U.P.,<br />
vol. XXIII, avril 1998, pp. 29 et s.; W. Delva, « De bevrijdende verjaring en de<br />
vervaltermijnen », in Jaarboek VIII. Vereniging voor de vergelijkende studie<br />
van het recht van België en Nederland, Zwolle, Tjeenk Willink, 1961-1962,<br />
pp. 274 et s.; M.-E. Storme, « Perspektieven voor de bevrijdende verjaring in<br />
het vermogensrecht », T.P.R., 1994, pp. 1979 et s.; P. Jadoul, « L’évolution de<br />
la prescription en droit civil », in L’accélération du temps juridique (sous la dir.<br />
de Ph. Gérard, F. Ost et M. van de Kerchove), éd. F.U.S.L., 2000, pp. 749 et s.;<br />
F. Zenati et S. Fournier, « Essai d’une théorie unitaire de la prescription »,<br />
R.T.D. civ., 1996, pp. 339 et s.; M. Bruschi, « Essai d’une typologie des prescriptions<br />
en droit privé », in Le temps et le droit (sous la dir. de P.-A. Cotte et<br />
J. Fremont), Paris, éd. Y. Blais, 1996, pp. 282 et s.; H. Bocken (dir.), I. Boone,<br />
B. Claessens, D. Counye, E. De Kezel et P. De Smedt, De herziening van de<br />
bevrijdende verjaring door de wet van 10 juni 1998 - De gelijkheid hersteld?,<br />
Gandaius, Kluwer, Anvers, 1999, 172 p.<br />
(2) Exposé des motifs par Bigot-Préameneu, n o 1, in Locré, Législation civile,<br />
commerciale et criminelle de la France, éd. belge, t. VIII, pp. 344-345.<br />
(3) M. Regout-Masson, op. cit., p. 43; H. De Page, op. cit., n o 1132, A. Jadoul,<br />
op. cit., p. 751; A. Van Oevelen, op. cit., p. 1761, n o 7.<br />
J.T. n° 6132 - 12/2004<br />
Larcier - © Groupe Larcier s.a.<br />
aopsomer@gbl.be / Groupe Bruxelles Lambert / aopsomer@gbl.be<br />
que la méconnaissance (l’insaisissabilité?) du droit de la prescription<br />
constitue, sur le plan statistique, la principale source de responsabilité<br />
de l’avocat (4)? Les causes de cette malheureuse opacité sont<br />
variées, et d’intensité inégale.<br />
2. — Il serait excessif, et donc injuste, d’affirmer que les textes du Code<br />
civil portaient, en eux-mêmes, les germes du problème actuel. Il reste<br />
néanmoins que certaines difficultés vivaces leur sont redevables. On<br />
songe par exemple aux rapports complexes et ambigus que la prescription<br />
libératoire entretient depuis toujours avec l’ordre public, et au cortège<br />
d’hésitations qui en découle en termes de pouvoirs du juge<br />
(art. 2223, C. civ.), de renonciations (art. 2220, C. civ.), de licéité des<br />
clauses dérogatoires (spécialement abréviatives) (5). On songe ensuite<br />
aux controverses persistantes sur la délimitation du champ d’application<br />
des règles spécifiques édictées par les articles 2274 et 2275 du<br />
Code civil, et justifiées par l’idée d’une présomption de paiement (6) :<br />
ces dispositions s’appliquent-elles à la facture (7)? Visent-elles en outre<br />
les courtes prescriptions autres que celles qui sont instituées par les<br />
articles 2271 à 2273? A ce jour, les réponses à ces questions restent dépourvues<br />
de netteté.<br />
Les incertitudes grandissent à l’aune des thèmes de l’interruption<br />
(art. 2244 et s., C. civ.) et de la suspension (art. 2251, C. civ.) de la<br />
prescription. Avec De Page, l’on peut regretter que l’acte introductif<br />
d’instance nul en la forme n’opère point l’interruption de la prescription,<br />
lorsque tel est pourtant le cas de la saisine d’un juge incompétent<br />
(art. 2244, C. civ.). Où gît la différence, puisqu’en toute hypothèse,<br />
« l’effet interruptif de la citation en justice tient aujourd’hui à<br />
la manifestation de la volonté que cet acte implique » (8), bien davantage<br />
qu’aux formes qu’il adopte? Fût-elle affectée d’une nullité<br />
au sens de l’article 860 du Code judiciaire, la citation — ou la requête<br />
— n’altère pas l’expression de la volonté de son auteur, pas plus<br />
que lorsqu’elle est portée devant un juge incompétent. Dans un contexte<br />
combinant la multiplication des courtes prescriptions (infra,<br />
n o 4) et l’arriéré judiciaire, l’insécurité engendrée par la règle peut<br />
s’avérer particulièrement perverse, sachant que c’est souvent au bout<br />
de longues années de procédure — et donc après l’échéance de la<br />
prescription — que le juge annulera, d’office et par surprise le cas<br />
échéant (art. 862, C. jud.), l’acte introductif d’instance. L’insécurité<br />
n’épargne pas non plus les questions touchant à la cessation de l’effet<br />
interruptif de la citation. Le doute subsiste en particulier pour la radiation<br />
de la cause (art. 730, C. jud.) (9). Sans doute est-il de jurisprudence<br />
constante que la citation interrompt la prescription de l’action<br />
qu’elle introduit, tout autant que celle des actions qui y sont<br />
« virtuellement comprises » (10). Mais quand une demande est-elle<br />
« virtuellement comprise » dans l’objet d’une autre? A l’heure où ces<br />
lignes sont écrites, rien ne permet d’affirmer avec certitude que seules<br />
les demandes additionnelles (art. 808, C. jud.), à l’exclusion notamment<br />
de toute demande nouvelle (art. 807, C. jud.), seraient visées<br />
par l’expression (11). A première vue, la règle énonçant que la<br />
(4) Voy. par ex., P. Depuydt, « La responsabilité civile de l’avocat », in Les responsabilités<br />
professionnelles (sous la dir. de B. Dubuisson), Formation permanente<br />
C.U.P., vol. 50, 2001, spéc. pp. 43 et s., n os 17 et s.<br />
(5) Sur ces hésitations, cons., H. De Page, op. cit., n os 1134 et 1254.<br />
(6) Sur ces difficultés, M. Regout-Masson, op. cit., pp. 43 et s.<br />
(7) Adde, A. Gosselin, « Les prescriptions présomptives de paiement de la<br />
facture? », J.T., 1994, p. 30, et W. Wilms, « De betekenis van de kwitende verjaring<br />
in de Code Napoléon », J.J.P., 1984, p. 73.<br />
(8) Prem. av. gén. J.-F. Leclercq (alors av. gén.), concl. précéd. Cass., 3 juin<br />
1991, Pas., 1991, I, p. 867.<br />
(9) Comp. notam., Cass., 2 mai 1980, Pas., 1980, I, p. 1087 et, par ex. G. de<br />
Leval, Eléments de procédure civile, coll. Fac. dr. Liège, Bruxelles, Larcier,<br />
2003, p. 123, n o 84 B et la note 153, A. Fettweis, Manuel de procédure civile,<br />
2 e éd., 1987, P.U. Liège, p. 214, n o 263; J. Linsmeau, « La réforme du Code<br />
judiciaire : réflexion d’un usager », Cah. dr. jud., 1991, pp. 10-13.<br />
(10) Cass., 7 mai 2001, S.00.0047.N.; Cass., 11 mars 1993, Pas., 1993, I,<br />
n o 142; Cass., 24 avril 1992, Pas., 1992, I, n o 447 (jurisprudence constante).<br />
(11) S. Mosselmans, « La modification de la demande dans le cadre de<br />
l’article 807 du Code judiciaire », in Rapport de la Cour de cassation 2002, éd.<br />
2004<br />
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