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2004<br />

240<br />

LA LANGUE DU CODE CIVIL<br />

« Nos Codes sont des odes »<br />

Paul-Louis COURIER<br />

Les juristes ont toujours plaisir à rappeler que Stendhal, grand styliste<br />

s’il en fut, lisait deux ou trois pages du Code civil avant de se mettre à<br />

écrire (1). Et maints auteurs soulignent les qualités de forme du Code :<br />

« C’est au premier consul que nous devons le bienfait d’une législation<br />

qui, pour la clarté et la précision de la forme est un vrai chef-d’œuvre »<br />

(2); « La langue du Code est claire, simple, précise, les rédacteurs ont<br />

souvent usé de formules souples, ce qui a permis une évolution du droit<br />

par voie d’interprétation » (3); « Notre beau Code civil est devenu<br />

méconnaissable. Il disparaît sous la lave d’un volcan... Ce que je reproche<br />

à celles [les réformes] dont on affuble aujourd’hui le Code civil,<br />

c’est d’être inconsistantes quant au fond, et inélégantes dans la forme »<br />

(4); « La langue qui lui [au Code] sert d’expression est ferme et nette...<br />

Cette langue est volontairement brève et dépouillée » (5). On pourrait<br />

multiplier les citations (6).<br />

Votre serviteur a dès lors été surpris de trouver, sous la plume de l’éminent<br />

linguiste Ferdinand Brunot, un relevé sévère de défauts imputés à<br />

notre Code. Celui-ci est, apprenons-nous, infesté d’archaïsmes (7) :<br />

hoirie (art. 511), fruits industriels (8) (art. 547), servitudes urbaines (9)<br />

(art. 687), hardes (10) (art. 1492, 1495 et 1566), icelle (art. 2144),<br />

«etc.» (11), ajoute l’auteur (12). La syntaxe n’est pas davantage à<br />

l’abri de la critique : l’inversion du sujet (déjà archaïque en 1804) est<br />

fréquente (13), ensemble est employé comme préposition (14), un nom<br />

indéterminé n’est pas accompagné de l’article indéfini (acte reçu par of-<br />

(1) Ce n’est pas une légende. La réalité du fait est attestée par des lettres de<br />

Stendhal à Balzac et à Sainte-Beuve (voy. Brunot, Histoire de la langue française,<br />

t. XII, p. 190).<br />

(2) Laurent, Principes de droit civil, t. I, n o 1.<br />

(3) Weill et Terré, Droit civil - Introduction générale, n o 103.<br />

(4) Dekkers, avant-propos à la 3 e édition du tome IV du Traité de De Page, p. 1-2.<br />

(5) Encyclopédie Dalloz, Droit civil, v o « Code civil », n o 40.<br />

(6) Voy. notam., Pand. b., v o « Code civil », n o 147; P. Orianne, Introduction<br />

au système juridique, p. 102.<br />

(7) Brunot vise naturellement des mots (ou des emplois) constituant déjà des<br />

archaïsmes au moment de l’élaboration du Code.<br />

(8) Alors qu’il s’agit des produits de la culture.<br />

(9) L’adjectif s’applique à des bâtiments, qu’ils soient situés en ville ou à la<br />

campagne.<br />

(10) Mot employé ici au sens originaire (vers 1480) du terme, soit « ensemble<br />

des effets personnels (vêtements, linge et même meubles voyageant avec les<br />

bagages » (Grand Robert, éd. 2001). La signification actuelle (vêtements très<br />

pauvres, usagés) apparaît en 1771 (Grand Robert; Brunot, op. cit., t. VI, 2 e partie,<br />

p. 1344). La critique de Brunot à l’encontre du Code n’est toutefois pas entièrement<br />

convaincante : Littré, dont le dictionnaire est bien postérieur au<br />

Code, ne donne que le sens originaire. De même, en 1869, le père du roman policier,<br />

Gaboriau, emploie encore hardes dans ce sens (Monsieur Lecoq, éd. de<br />

la Bibliothèque mondiale, p. 305).<br />

(11) Par exemple, compéter (art. 137) constitue également un archaïsme (Brunot,<br />

op. cit., t. IX, p. 1048). L’expression si mieux n’aime est aussi assez désuète<br />

(art. 1086, 1638, 1653, 1716). Esdites villes (art. 663) est déjà archaïque en<br />

1804 : dès le XVII e siècle, ès n’est plus utilisé, en dehors d’emplois littéraires<br />

(volontairement archaïsants) ou ironiques, que dans des expressions toutes faites,<br />

comme docteur ès lettres (Grand Robert, éd. 2001; voy. aussi Littré et Bescherelle).<br />

(12) Op. cit., t. X, 2 e partie, p. 881.<br />

(13) En effet : voy. art. 391, 427, 428, 442, 444, 524, 526, 528, 529, 725, 727,<br />

897, 907, 909, 911, 975, 976, 979, 1049, 1596, 1653, 2107, 2108, 2118, 2136,<br />

2139, 2144, 2162, 2163, 2165, 2193.<br />

(14) Brunot cite l’expression ensemble les témoins, qu’il situe à l’art. 1401.<br />

Force est de constater que cette disposition ne contient pas ces termes, mais ensemble<br />

de tout le mobilier, ce qui est sans doute tout aussi archaïque. Ensemble<br />

de a ici simplement le sens de et. Pour le surplus, le juriste aime bien cette suppression<br />

de l’article : nombre d’auteurs parlent d’opposition à mariage (voy.<br />

par ex., Rigaux, Les personnes, t. I, n o 1272), alors même que le Code emploie<br />

opposition au mariage (art. 66 et ancien intitulé du ch. III du t. V du L. I).<br />

J.T. n° 6132 - 12/2004<br />

Larcier - © Groupe Larcier s.a.<br />

aopsomer@gbl.be / Groupe Bruxelles Lambert / aopsomer@gbl.be<br />

ficiers publics : art. 1317 - comp. art. 1328; voy. aussi les art. 844 [venant<br />

à partage], 1027, 1083, 1250, 1335, 1341, 1852, 2033 et 2212).<br />

Brunot termine par l’analyse d’une phrase (en sous-entendant que beaucoup<br />

d’autres sont de la même encre) : « Tout ce que dessus sera fait de<br />

suite et sans divertir à autres actes » (art. 976). Voici son commentaire :<br />

« On voit le rapport qu’elle [la phrase] présente avec la langue usuelle :<br />

tout ce que dessus rappelle le temps lointain où le que neutre était sujet;<br />

de suite est du temps, mais c’est une nouveauté propre au milieu, et considérée<br />

comme incorrecte par les puristes (15); divertir ainsi suivi de à<br />

et d’un complément, et pris au sens de se détourner, est tout à fait<br />

archaïque ». Il termine par une phrase qui constitue sa seule concession<br />

aux qualités que l’on reconnaît habituellement au Code :<br />

« Heureusement que tout n’est pas écrit sur ce type » (16).<br />

Tout cela paraît sévère. La présence d’archaïsmes est certes incontestable.<br />

L’on rencontre également des expressions malheureuses, comme<br />

curateur au ventre (17) (art. 393), ambiguës (18) ou redondantes, comme<br />

caution bonne et solvable (art. 807) (19). Il y a aussi, çà et là, une<br />

disposition passablement obscure, comme l’article 918 (20), qui a<br />

d’ailleurs fait l’objet d’une loi interprétative. Il n’en demeure pas moins<br />

qu’une lecture systématique du Code incline à se rallier à l’opinion de<br />

Stendhal. On ne compte pas les dispositions claires ou heureusement didactiques<br />

(21). Le recours à un archaïsme est parfois évité là où il était<br />

tentant, par exemple quand l’article 25, aujourd’hui abrogé, réglait le<br />

sort des biens d’un condamné comme s’il était mort sans testament,<br />

alors qu’intestat menaçait. De même, les articles 724 et suivants parlent<br />

du défunt et non du de cujus. Le latin n’est pas utilisé (22), alors que les<br />

auteurs du Code avaient été nourris de culture latine. L’inversion du<br />

sujet n’est pas la règle. Le Code s’en abstient dans des cas où l’on aurait<br />

pu s’attendre à la rencontrer, c’est-à-dire dans des dispositions qui contiennent<br />

des énumérations (art. 674, 1124, 2271, 2272, 2277).<br />

Et depuis 1804 (23)? Si d’innombrables dispositions irréprochables<br />

quant à la langue sont toujours présentes, si le curateur au ventre et les<br />

hardes ont vécu, si des termes ou expressions corrects, mais vieillis<br />

(comme enfants de famille [art. 151] ou crue (24) [art. 825]), et des redondances<br />

(art. 838, 1483, 1513) ont disparu, s’il arrive qu’une loi nouvelle<br />

soit saluée comme un modèle pour le fond et la forme (25), en re-<br />

(15) De suite mérite de plus amples développements, auxquels on doit renoncer<br />

dans le cadre de la présente contribution. Mais on vous promet d’y consacrer<br />

un coup de règle (avant vingt ans!).<br />

(16) Loc. cit.<br />

(17) Personnage au nom « aussi grotesque qu’indécent » (De Page, t. II, 3 e éd.,<br />

n o 139).<br />

(18) Par exemple, quand l’article 302 disposait qu’après le divorce, la garde<br />

des enfants mineurs ne pouvait être modifiée qu’à la demande du procureur impérial<br />

ou de la famille. Cette formulation ne brillait pas par sa clarté.<br />

(19) Voy. aussi les art. 838 (tuteur spécial et particulier), 965 (clause qui sera<br />

regardée comme nulle et ne pourra produire aucun effet), 1483 (bon et fidèle),<br />

1513 (franc et quitte), 1676 (le délai court aussi et n’est pas suspendu), 1630,<br />

1673 et 1699 (frais et loyaux coûts).<br />

(20) Cf. le savoureux commentaire de De Page : « Les juristes rompus à leur<br />

discipline conseillent toujours à ceux (étudiants ou praticiens) qui veulent comprendre<br />

exactement le sens d’un texte de le lire d’abord très attentivement en<br />

en pesant tous les mots. Ici, on peut franchement dire que c’est peine perdue.<br />

L’article 918 reste d’un hermétisme absolu pour quiconque n’en a pas fait préalablement<br />

une étude approfondie » (t. VIII, vol. II, 1 e éd., n o 1456).<br />

(21) Voy., par ex., les art. 572, 696, 700, 716, 737, 738, 752, 778, 882, 894, 895,<br />

1101 à 1123, 2092, 2093, 2114.<br />

(22) Ou à peine. L’article 318 employait « tuteur ad hoc », là où « tuteur<br />

spécial » eût suffi (même formule à l’art. 159). Mais l’article 412 usait de l’expression<br />

mandataire spécial et l’article 838 utilisait celle de tuteur spécial.<br />

(23) Signalons ici que notre étude porte également sur les lois qui, sans s’intégrer<br />

dans la numérotation des articles du Code, font néanmoins partie de celui-ci, dont<br />

elles constituent un titre ou un chapitre. Insistons aussi, même si le lecteur doit<br />

s’en douter, sur le fait que, tant pour le texte initial du Code que pour les modifications<br />

qui y ont été apportées, l’on ne saurait ici faire œuvre exhaustive.<br />

(24) « Supplément de prix établi par ceux qui estimaient la valeur des meubles<br />

vendus aux enchères et cela en sus de la prisée » (Grand Robert, éd. 2001).<br />

(25) Dekkers émet cette opinion au sujet de la loi du 8 juillet 1924 sur la copropriété<br />

(avant-propos précité à la 3 e édition du tome IV du Traité de De Page).

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