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2004<br />
226<br />
LA CODIFICATION :<br />
IDÉAL ET MÉTAMORPHOSES<br />
Le numéro anniversaire du Journal des tribunaux du 21 mars 1904 reflète<br />
le sentiment général de l’époque : le Code Napoléon est un robuste<br />
centenaire dont le culte doit être célébré dans un élan d’admiration partagé.<br />
Qu’on en juge : le 21 mars, qui est le premier jour du printemps,<br />
est aussi « le premier matin de notre droit moderne ». Il marque « une<br />
fête du droit qui intéresse toute l’humanité »; « ce petit livre qui a conquis<br />
la moitié du monde » a fait que « la raison paisible des lois s’est<br />
substituée à la raison brutale de la force » (1). C’est à peine si les voix<br />
discordantes d’E. Picard (« le Code reflète le droit d’une classe fractionnaire,<br />
la bourgeoisie ») et de J. Destrée, à la tribune de la Chambre<br />
(fustigeant les seuls sept articles qui règlent le rapport de travail) introduisent<br />
un bémol dans ce concert d’éloges (2). Si on était convaincu,<br />
qu’après un siècle, le Code devrait consentir quelques aménagements,<br />
on ne mettait en question ni le principe de la codification, ni même le<br />
fait que le Code civil était, naturellement, le texte destiné à accueillir (et<br />
donc encadrer) les réformes qu’exigeaient les temps nouveaux.<br />
Un siècle plus tard ce sont précisément ces deux certitudes qui font l’objet<br />
de nos interrogations. A vrai dire, la seconde est depuis longtemps<br />
démentie par les faits : il y a belle lurette en effet que le Code civil a cessé<br />
de représenter le siège du ius commune auquel devrait se rattacher<br />
tout nouveau développement juridique. Quant à l’interrogation sur le<br />
principe même de la codification — la question de savoir si cette technique,<br />
triomphante au temps du centralisme étatique et du monisme législatif,<br />
est encore pertinente à notre époque où le droit s’écrit en réseau<br />
— cette interrogation est au centre même des réflexions qui accompagnent<br />
la commémoration du bicentenaire du Code civil.<br />
Notre contribution à ce débat consistera, dans un premier temps, à rappeler<br />
les grandes lignes de l’idée ou de l’idéal de la codification [I],<br />
après quoi nous étudierons les multiples métamorphoses de la technique<br />
de codification [II]. S’il est vrai que la codification se diversifie et se<br />
banalise aujourd’hui — au point même que l’on parle parfois de<br />
« décodification » — on peut se demander si le troisième centenaire du<br />
Code civil sera encore célébré, dans un siècle, par le Journal des tribunaux,<br />
ou bien s’il sera devenu le souci des seuls historiens du droit?<br />
I. — UN IDÉAL SANS CESSE RENAISSANT<br />
De la codification, Portalis disait qu’il s’agissait « de l’esprit de méthode<br />
appliqué à la législation ». Au sens le plus général, le Code est un regroupement<br />
de textes de droit dans un ensemble cohérent, généralement<br />
(mais pas nécessairement) dans une volonté affirmée de réforme (3).<br />
G. Braibant précisait, à propos de la codification classique, dont le<br />
Code civil de 1804 est certainement l’archétype, qu’elle consiste en<br />
« de grandes œuvres réformatrices qui rénovent l’ensemble d’une matière<br />
et qui mêlent dans un texte unique la reprise des règles traditionnelles<br />
et la formulation de règles nouvelles » (4). Mais le terme est<br />
aujourd’hui utilisé également dans un sens nettement moins ambitieux :<br />
ainsi la codification à droit constant, qui se contente de regrouper et de<br />
mettre en ordre tous les textes relatifs à une matière déterminée sans<br />
créer de nouvelles règles. C’est d’elle que Jean Carbonnier écrivait :<br />
« ses produits sentent l’encre; d’un patchwork on ne peut espérer qu’il<br />
ait un esprit » (5). Dans les pays anglophones, c’est également ce sens<br />
(1) « Le centenaire du Code civil » (éditorial anonyme), J.T., 1904, col. 331-3.<br />
(2) J.T., 1904, n o 1887 (suppl.), col. 378 et 386.<br />
(3) J.-L. Bergel, Méthodologie juridique, Paris, P.U.F., 2001, p. 322.<br />
(4) G. Braibant, v o « Codification », Encyclopaedia universalis.<br />
(5) J. Carbonnier, Droit civil, introduction, 25 e éd., P.U.F., 1997, n o 113.<br />
J.T. n° 6132 - 12/2004<br />
Larcier - © Groupe Larcier s.a.<br />
aopsomer@gbl.be / Groupe Bruxelles Lambert / aopsomer@gbl.be<br />
restreint qui prévaut : les Codes y sont généralement considérés comme<br />
de simples œuvres de « consolidation » : des restatement; ainsi le plan<br />
des matières traitées est-il le plus souvent alphabétique, plutôt que systématique<br />
ou rationnel comme dans les codes classiques.<br />
Véritables incarnations de la raison politique, les codes classiques prétendaient<br />
réunir tous les attributs de la loi parfaite (6). J. Vanderlinden<br />
a pu dénombrer non moins de huit perfections contribuant (7) à cet effet.<br />
Avant toute chose, le Code est cohérent au sens où il réalise la concentration<br />
de la matière juridique, qualité qui s’apprécie par contraste avec<br />
le caractère dispersé et fragmentaire des sources du droit qui règne<br />
avant la codification. Deuxième attribut : le Code bénéficie d’une large<br />
publicité au sens où ses auteurs ambitionnent de le porter effectivement<br />
à la connaissance de ses destinataires, de façon à ce que « nul ne soit<br />
censé ignorer la loi ». Troisième attribut : le Code est maniable. A défaut<br />
de pouvoir toujours se réduire aux dimensions d’un volume bref et<br />
unique, il ne contiendra que l’essentiel. En seront bannis les textes tombés<br />
en désuétude, les dispositions répétitives, les obiter dicta et autres<br />
formules non strictement normatives. Quatrième attribut : une structuration<br />
logique. Un ordonnancement raisonné des matières codifiées facilitera<br />
la consultation du Code et contribuera à mettre le droit à portée<br />
de chacun. Un cinquième trait renforce cet effet : il s’agit cette fois de<br />
la clarté du Code : écrit dans une langue simple et claire, il devrait éviter<br />
les doutes, les ambiguïtés, les fictions, les latinismes et archaïsmes qui<br />
caractérisent si souvent le style des juristes. Sixième attribut du Code :<br />
l’absence de contradictions entre les solutions qu’il consacre. De ce<br />
point de vue aussi, le Code fait table rase du passé en ramenant la diversité<br />
des règles, coutumes, usages et jurisprudences, souvent contradictoires,<br />
à l’unité de sa logique. Non contente de formuler l’état des sources<br />
en un système clair et harmonieux, l’idée de Code entraîne encore<br />
— septième attribut — la conformité du droit codifié au droit appliqué,<br />
ce qui implique qu’une fois adopté le Code pourra prétendre à l’exclusivité<br />
parmi les diverses sources du droit. Plus question d’un droit subsidiaire<br />
survivant aux marges du Code; désormais, seules s’imposent les<br />
solutions déduites de son texte. Enfin, dernier et non des moindres attributs<br />
de l’idée de Code : la complétude. Quel que soit le champ visé par<br />
le codificateur (une branche ou une source du droit, voire le droit tout<br />
entier), le souci d’exhaustivité marque son œuvre. Bentham avait forgé<br />
un néologisme pour traduire cette idée : le Code serait un Pannomion,<br />
recueil de toutes les lois, un « corps complet de législation », ou ne serait<br />
point (8). D’une œuvre aussi parfaite, les codificateurs attendaient<br />
plusieurs effets : l’unification et la simplification du droit sans doute,<br />
mais aussi sa diffusion auprès de l’ensemble des citoyens, et bien souvent<br />
encore une réforme en profondeur de la matière codifiée ellemême.<br />
C’est dire que l’enjeu de la codification porte bien au-delà des avantages<br />
formels qu’on vient d’évoquer. Un Code représente avant tout une<br />
expression privilégiée du pouvoir : pouvoir et prestige personnel du<br />
Prince qui lui imprime sa marque (Hammourabi, Justinien, Frédéric II,<br />
...), puissance de la nation qui, au terme d’un processus d’unification<br />
(ainsi l’Allemagne et son B.G.B. à la fin du XIX e siècle) ou d’accès à<br />
l’indépendance (de nombreux pays en voie de développement), est en<br />
mesure d’assurer la maîtrise de la production de son propre droit. Dans<br />
chaque cas, une codification réussie va de pair avec un moment de centralisation<br />
politique et de contrôle étatique renforcé sur les sources du<br />
droit.<br />
Bien entendu, des enjeux économiques et sociaux sont associés à cette<br />
reprise en main politique. Codifier revient alors à fixer de nouvelles règles<br />
du jeu social et à stabiliser la société sur la base d’un nouveau pacte<br />
(6) F. Ost, « L’amour de la loi parfaite », in L’amour des lois, sous la direction<br />
de J. Boulad Ayoub e.a., Presses universitaires de Laval, Québec, 1995, pp. 53<br />
et s.<br />
(7) J. Vanderlinden, Le concept de Code en Europe occidentale du XIII e au<br />
XIX e siècle - Essai de définition, Bruxelles, 1967, pp. 163 et s.<br />
(8) J. Bentham, « De la codification », in Œuvres de J. Bentham, jurisconsulte<br />
anglais, éd. par E. Dumont, Bruxelles, 1829, t. III, pp. 91 et s.