Le Graal tome 6 - Perceval Le Gallois
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alors monstrueux, et c’est d’ailleurs cela qui finira par causer l’affaiblissement puis la ruine du royaume<br />
arthurien. On pourrait ainsi, à propos de chaque chevalier, faire des remarques analogues sur les<br />
contradictions internes qui affectent des comportements apparemment sans faille.<br />
De plus, il faut bien l’admettre, tout groupe social constitué n’est viable qu’en fonction d’un but à<br />
atteindre, selon les modalités de ce qu’il est convenu d’appeler une idéologie. Comment et pourquoi s’est<br />
formé le compagnonnage de la Table Ronde ? Selon Merlin, il s’agissait d’assurer la permanence d’un<br />
royaume terrestre, mais avec, à l’arrière-plan, la perspective de découvrir les secrets du mystérieux<br />
« saint » <strong>Graal</strong>. Merlin avait assuré que cette découverte aurait lieu pendant le règne d’Arthur, mais plus<br />
les mois et les années passaient, plus l’événement se trouvait rejeté dans un avenir flou et incertain.<br />
Certes, des signes étaient apparus, telle l’hallucinante entrée de la Demoiselle Chauve, sur son char tiré<br />
par des cerfs, à la cour d’Arthur. Certes, quelques-uns des compagnons d’Arthur avaient été admis dans<br />
le Château du <strong>Graal</strong> et avaient même eu une vision imparfaite de l’Objet mystérieux. Mais Bohort et<br />
Gauvain, pourtant heureux privilégiés, n’avaient en rien réussi l’épreuve, et Lancelot du Lac avait<br />
prolongé l’attente en procréant – inconsciemment, et sous le coup d’un sortilège – un héros, son double<br />
épuré, susceptible de mener les épreuves à leur terme. On savait que le Roi Pêcheur était toujours atteint<br />
de langueur et que le Royaume du <strong>Graal</strong> continuait à péricliter. À la Table Ronde, le Siège Périlleux<br />
demeurait toujours vacant, ceux qui avaient eu l’audace d’y prendre place ayant été foudroyés par des<br />
puissances surnaturelles. <strong>Le</strong> bouclier suspendu au pilier central du château d’Arthur ne s’était pas encore<br />
détaché pour tomber entre les mains de l’Élu, et le petit chien apporté par la Demoiselle Chauve n’avait<br />
pas encore manifesté sa joie devant le « Bon Chevalier ». Et si tout ce que l’on avait raconté au sujet du<br />
<strong>Graal</strong> n’était qu’une supercherie mise au point par le facétieux Merlin pour tenir en haleine les<br />
compagnons d’Arthur ?<br />
À notre époque, Samuel Beckett dans En attendant Godot et Julien Gracq dans <strong>Le</strong> Rivage des Syrtes<br />
ont, chacun dans une tonalité différente, magistralement rendu compte de cette intolérable situation<br />
d’attente : quelque chose doit se passer, car, s’il ne se produit rien, c’est l’existence même qui est remise<br />
en question. Mais donner un coup de pouce au destin risque également de déclencher des aventures<br />
malencontreuses. <strong>Le</strong>s promesses de tel ou tel chevalier de la Table Ronde ne seraient-elles pas des<br />
tentatives désespérées pour sortir d’un marasme encore plus terrifiant que l’expectative elle-même ? On<br />
en arrive à un état de tension extrême, comme au début des tragédies raciniennes : le mécanisme est bandé<br />
de manière telle que, si violente soit-elle, sa détente est inévitable. À moins que ne surgisse un élément<br />
étranger – d’aucuns diront « artificiel » – susceptible de désamorcer la crise.<br />
Bien établie, bien rodée, dotée d’un fonctionnement rationnel et de codes spécifiques, la société<br />
arthurienne constitue un magnifique réseau de potentialités inexploitées : c’est une machine qui tourne à<br />
vide. N’ayant que trop tendance à agir pour soi, chacun des participants risque de compromettre l’unité<br />
du groupe et surtout de succomber aux pièges que continuent à dresser les forces de l’ombre. Au premier<br />
rang de celles-ci se trouve bien entendu Morgane, encore que son rôle soit ambigu, puisqu’elle est<br />
essentiellement provocatrice, donc nécessaire au déroulement ultérieur de l’action. Autrement dangereux<br />
sont les magiciens de tous bords qui, profitant de la non-présence de Merlin, jettent sortilège après<br />
sortilège sur le royaume. Et ils ne sont pas les derniers à souhaiter l’avènement de l’enfant qui grandit<br />
dans un quasi-anonymat : Mordret, le fils incestueux d’Arthur, qui sera le fossoyeur de l’œuvre initiée par<br />
Merlin. <strong>Le</strong> péché d’Arthur, péché inconscient donc véniel mais métaphysique, sera lavé dans le sang. Or,<br />
pour l’instant, nul ne se soucie de Mordret, Arthur moins que tout autre, et cette indifférence permet au<br />
fils indigne de ronger lentement, de l’intérieur, le système reconnu tant par le dieu des chrétiens que par<br />
les étranges divinités du panthéon celtique.<br />
Ainsi, tandis qu’Arthur tient sa cour à Kaerlion sur Wysg, à Carduel ou à Kamaaloth, centres<br />
symboliques de son mythique royaume, ses compagnons se répandent à travers le monde, accumulant de