Le Graal tome 6 - Perceval Le Gallois
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toi ? demanda le comte à l’autre femme. – Moi aussi, j’ai perdu l’homme que j’aimais le plus ! – Qui<br />
donc les a tués ? » La femme répondit : « Trois géants. Comme ils avaient tué mon ami, l’autre chevalier<br />
s’est lancé à leur poursuite pour le venger, et il est revenu ici dans l’état où tu le vois, perdant tout son<br />
sang. Mais je ne crois pas qu’il ait quitté nos agresseurs sans en avoir tué un, voire peut-être tous. »<br />
<strong>Le</strong> comte Limouris fit ensevelir le premier chevalier. Pour ce qui était d’Érec, il lui supposait encore<br />
un restant de vie et, dans l’espoir qu’il réchapperait, il le fit transporter, couché dans une bière au creux<br />
de son bouclier, jusqu’à son manoir, où les deux femmes l’accompagnèrent. Sitôt dans sa demeure, le<br />
comte commanda de déposer la bière, telle quelle, sur une table, dans un angle de la salle et, chacun<br />
s’étant défait de ses vêtements de voyage, il pria Énide de se dépouiller des siens et d’en prendre<br />
d’autres, mais elle refusa. « Dame, insista-t-il, au nom de Dieu, je t’en prie, ne sois pas si triste. – On ne<br />
saurait guère, répondit-elle, raisonner quand le malheur est là. » <strong>Le</strong> comte reprit : « Je ferai en sorte que<br />
tu n’aies pas lieu d’être triste, quoi qu’il advienne de ce chevalier, qu’il meure ou qu’il vive. Ne<br />
t’inquiète pas : j’ai un bon comté, et je le mettrai en ta possession si tu veux de moi. Sois joyeuse et<br />
heureuse car, désormais, tu ne manqueras plus de rien. – Je ne serai ni joyeuse ni heureuse, Dieu m’est<br />
témoin, dit Énide, aussi longtemps que je respirerai. »<br />
Quand fut venue l’heure du repas, le comte insista néanmoins pour qu’elle prît place à ses côtés. « Je<br />
n’en ferai rien », dit-elle d’un air têtu. Alors, le comte Limouris se mit en colère : « Tu viendras malgré<br />
toi ! s’écria-t-il, et il l’entraîna de force vers la table en lui ordonnant de manger. – Je ne mangerai pas,<br />
s’obstina-t-elle, j’en atteste Dieu, à moins que ne mange celui qui est dans la bière, là-bas ! – Voilà un<br />
serment que tu ne pourras tenir, car celui qui s’y trouve est pour ainsi dire mort et ne pourra jamais plus<br />
manger. Te laisseras-tu donc mourir de faim ? – Pourquoi non ? » répliqua-t-elle avec insolence. Alors, il<br />
lui tendit une coupe pleine. « Bois ceci, et tes sentiments se modifieront. – Honte sur moi ! répondit-elle,<br />
si je bois qu’il n’ait bu lui-même ! – En vérité, s’exclama le comte, me voici aussi peu avancé en me<br />
montrant aimable que si j’étais désagréable ! » Et, de rage, il lui donna un violent soufflet sur la joue.<br />
Énide poussa un cri perçant. Elle éprouvait une douleur d’autant plus grande à la pensée que personne,<br />
Érec vivant, n’aurait eu l’audace de la souffleter de la sorte. Or, ce cri tira Érec de pâmoison. Il se<br />
redressa, vit Énide aux prises avec le comte et, saisissant son épée qui gisait à ses côtés dans son<br />
bouclier, il bondit vers la table et déchargea au comte un coup si furieux sur le haut du crâne qu’il le lui<br />
fendit en deux et que sa lame entama la table. Toute l’assistance s’enfuit en hurlant d’effroi, et ce moins<br />
par crainte du chevalier vivant que pour avoir vu le mort se lever afin de frapper. Là-dessus, Érec jeta les<br />
yeux sur Énide, et une vive douleur le pénétra : elle avait perdu ses couleurs et son air habituel. « Femme,<br />
dit-il, sais-tu où se trouvent nos chevaux ? – <strong>Le</strong> tien, oui ; l’autre, je l’ignore. <strong>Le</strong> tien est dans la maison<br />
voisine. »<br />
Une fois là, Érec sella son cheval, le fit sortir puis l’enfourcha et, enlevant Énide de terre, la plaça<br />
entre lui et l’arçon de devant. Sur ce, il éperonna sa monture, et le cheval, d’un bond, franchit la porte et<br />
se retrouva sur la route. Ils galopèrent ainsi très vite jusqu’aux approches de la nuit où Érec ralentit<br />
l’allure. Or, en se retournant, il aperçut un cavalier qui s’efforçait de les rattraper. « Je vais te déposer de<br />
l’autre côté de la haie, dit-il à Énide, car quelqu’un vient derrière nous ! » Au même moment, le cavalier<br />
fondit sur lui, la lance baissée. Ce que voyant, Énide s’écria : « Seigneur, aurais-tu gloire et honneur à<br />
tuer un homme blessé ? » <strong>Le</strong> cavalier s’arrêta net. « Dieu tout-puissant ! s’écria-t-il, est-ce Érec que je<br />
vois ? – Assurément, répondit Érec. Qui es-tu toi-même ? – Ne me reconnais-tu pas ? Je suis Gwiffret le<br />
Petit. J’accourais à ton aide, pour avoir entendu dire que tu éprouvais de grandes difficultés. Ah ! que<br />
n’as-tu suivi mes conseils ! Sur ma foi, tu te serais épargné ces malheurs ! »<br />
Il mit pied à terre et examina longuement Érec. « Je vais, dit-il, me permettre de te donner un autre<br />
conseil. Dans le triste état où je te vois, je ne réponds pas de ta vie si tu ne te fais soigner. Écoute donc :<br />
tu vas m’accompagner. Non loin d’ici se trouve le manoir d’une de mes sœurs qui a pour époux un brave