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M. Boulard est à la fenêtre de son bureau. Depuis le jour où <strong>je</strong> suis revenu<br />
travailler, <strong>je</strong> l’ai toujours aperçu là, à m’attendre. D’habitude, nous nous contentons<br />
d’un regard rapidement échangé, mais ce matin j’ajoute un geste discret de la main.<br />
Un soleil pâle frappe les vitres et <strong>je</strong> le distingue à peine, mais il me semble bien<br />
qu’il sourit. En effet, il sourit quand il ouvre la fenêtre et me fait signe, la main<br />
droite contre la joue, qu’il faut que <strong>je</strong> l’appelle. Sa bouche articule à deux reprises :<br />
« C’est important. »<br />
Désormais, <strong>je</strong> suis le seul cariste de la boîte, car l’activité a pas mal baissé depuis<br />
le début de l’année. Frémion a été licencié la semaine passée, il était pourtant plus<br />
ancien que moi avec ses dix-sept ans de maison. Il était très amer et remonté quand<br />
il a dit aux gars : « C’est la mort de son fils qui a sauvé sa place à Rodriguez.<br />
Delmas ne pouvait pas le virer après ce qui lui est arrivé, alors c’est moi qui<br />
trinque. » Je n’ai pas réagi parce que <strong>je</strong> sa<strong>vais</strong> qu’il avait raison. Il a voulu<br />
plaisanter : « La prochaine fois, <strong>je</strong> mettrai mon gamin sous une bagnole. » J’ai bien<br />
vu que certains ont approuvé quand Berthon a dit que « le Portos n’était pas le seul<br />
à avoir des emmerdes dans la vie », mais la plupart des gars ont trouvé sa sortie<br />
déplacée.<br />
– C’est un con, ce Berthon, m’a dit le contremaître, il a peur d’être le prochain<br />
sur la liste. Et, de toi à moi, c’est pas impossible.<br />
Avec Frémion, cinq autres ont été licenciés ce jour-là. M. Boulard s’en est occupé<br />
et il m’a ensuite confié que « ce n’était pas le meilleur jour de sa vie mais que<br />
l’avenir de la boîte était en <strong>je</strong>u ». Il m’a alors demandé ce que <strong>je</strong> pensais de Berthon<br />
et j’ai répondu qu’il bossait bien, « même si parfois il faisait sa tête de con ». <strong>Ce</strong>la<br />
n’a pas empêché M. Boulard de le licencier la semaine passée.<br />
La matinée a été chargée et <strong>je</strong> n’ai pas eu le temps d’appeler M. Boulard. Il m’a<br />
convoqué vers midi, juste avant la pause, et le contremaître est venu me prévenir :<br />
« Boulard veut que tu montes le voir. »<br />
À l’étage, <strong>je</strong> croise Irène, l’assistante de M. Delmas. Chaque fois que <strong>je</strong> la vois,<br />
elle me demande si « ça va ». Elle me dit :<br />
– J’ai appris que le chauffard a été libéré. Si c’est pas malheureux, une justice<br />
pareille... <strong>Ce</strong> type mériterait de moisir en prison et ils le mettent dehors ! Mais dans<br />
quel pays vivons-nous ?<br />
Elle attend que <strong>je</strong> réagisse, alors <strong>je</strong> réponds :<br />
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