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Trois semaines plus tôt.<br />
Jean-Pierre Boulard<br />
Durant toutes ces semaines, <strong>je</strong> n’ai pas cessé de le regarder quand il arrive. Je ne<br />
me cache plus, <strong>je</strong> ne recule pas. Invariablement, il lève la tête, fait un mouvement<br />
de la main, et j’ai à peine le temps d’esquisser un sourire qu’il se dirige vers<br />
l’atelier sans m’accorder plus d’attention. <strong>Ce</strong>s regards échangés, son geste et mon<br />
sourire sont devenus une sorte de rituel entre nous.<br />
Mais, ce matin, il ne prête pas attention à ma présence. Il avance, les bras<br />
ballants, les yeux baissés. Je l’observe jusqu’au dernier moment, espérant qu’il se<br />
tournera enfin dans ma direction. En vain. Son indifférence m’intrigue. Pire, elle<br />
finit par m’inquiéter.<br />
Le comportement inhabituel de Rodriguez me prend la tête, <strong>je</strong> ne pense qu’à ça.<br />
Il se passe quelque chose. J’essaie d’y échapper en téléphonant à Soussin, notre<br />
chef des ventes à Angoulême. Ses prévisions pour le premier semestre sont<br />
mau<strong>vais</strong>es, et il s’abrite derrière la crise pour les expliquer. Comme <strong>je</strong> l’ai appris<br />
dans les séminaires de management, il ne faut jamais se laisser déborder par ses<br />
subordonnés, et surtout ne pas s’énerver. C’est donc d’une voix calme que <strong>je</strong> lui<br />
dis :<br />
– La crise, non. On ne peut pas tout expliquer par la crise, Soussin. <strong>Ce</strong> serait trop<br />
facile. Votre secteur est le seul à souffrir de la crise. Les résultats sont bons partout,<br />
sauf chez vous.<br />
Il réplique qu’il s’accroche, qu’il fait son « max ». C’est un minable, ce type. Je<br />
sens au ton de sa voix qu’il commence à prendre la mesure de mon appel. À plus de<br />
cinquante berges, ce sera un aller simple pour l’ANPE ! Parce qu’il me l’a bêtement<br />
confié à l’occasion d’une réunion de la force de vente, <strong>je</strong> sais que sa salope de<br />
femme lui pompe toutes ses primes pour la pension alimentaire. Sans parler des<br />
remboursements des emprunts qu’il supporte seul. Alors j’ajoute, cassant, histoire<br />
qu’il pige bien que <strong>je</strong> ne parle pas en l’air :<br />
– <strong>Ce</strong> serait vraiment dommage que la crise, comme vous dites, nous oblige à<br />
fermer l’agence d’Angoulême, Soussin. M. Delmas est très attentif à ce qui se passe<br />
dans votre coin.<br />
J’ajoute, sur le ton de la confidence, que c’est le patron qui m’a demandé de<br />
l’appeler ce matin.<br />
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