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– J’espère qu’ils vont choper le fumier qui a fait ça, ajoute Frémion, celui qui<br />
conduit le second transpalette.<br />
Ses mains sont moites, comme toujours. Les autres opinent et parlent entre eux,<br />
m’ignorant presque. J’entends, sans pouvoir les reconnaître : « c’est dégueulasse »,<br />
« quand <strong>je</strong> pense que ce salopard court toujours », « <strong>je</strong> ne pourrais pas vivre avec<br />
ça ». Je réalise à quel point, à leurs yeux, ma vie est foutue. Que pourrais-<strong>je</strong> leur<br />
dire ? Qu’ils me laissent tranquille ? Ils ne comprendraient pas, aussi <strong>je</strong> reste<br />
silencieux en les suivant vers l’entrepôt.<br />
Guiraud foudroie Duprat du regard quand il dit sur le ton de la plaisanterie : « Au<br />
boulot, Tonio, ta machine est orpheline », et il se sent obligé de se tourner vers moi<br />
en hochant la tête, l’air de dire : « Il est vraiment toujours aussi con, ce type, ne fais<br />
pas attention. » Je ne lui en veux pas. Je sais combien il leur est difficile d’accueillir<br />
celui qui a perdu un gosse, ils ne savent pas trouver les mots. Duprat me tape sur<br />
l’épaule :<br />
– Excuse-moi, mon vieux. Mais on est tous bouleversés.<br />
– C’est pas grave, dis-<strong>je</strong>, <strong>je</strong> comprends. T’inquiète pas.<br />
Duprat est soulagé mais il se croit obligé d’ajouter :<br />
– Si tu as un coup de mou, les gars sont là. Tu peux compter sur nous, et sur moi !<br />
Tous approuvent. <strong>Ce</strong>rtains se sentent même tenus de prendre ma main à nouveau,<br />
de la serrer encore et encore, et d’autres de me taper dans le dos. J’ai leurs<br />
démonstrations de pitié en horreur, mais comment leur dire que <strong>je</strong> ne veux pas de<br />
leur sollicitude, de leurs marques d’amitié ? Je ne suis plus le Tonio d’avant, « le<br />
Portos », celui dont ils se foutaient gentiment quand la France tapait le Portugal en<br />
foot, le premier à rigoler quand ils lui demandaient si « les femmes de son pays<br />
avaient du poil aux pattes et la chatte comme une forêt vierge », et qui répondait<br />
que les Portugaises n’aimaient pas les petites bites des Français ; celui qui répliquait<br />
par un doigt d’honneur quand ils lui disaient qu’il ne déplaçait pas assez vite les<br />
palettes et imitaient son accent : « Tou vas bouger ton coul, poutain de Portos ! »<br />
<strong>Ce</strong>lui qui avait toujours le sourire, et qu’ils aimaient bien.<br />
Ils prennent mon silence pour de la pudeur, alors que ce n’est qu’un besoin<br />
impérieux de m’éloigner d’eux. Je voudrais tant qu’ils m’oublient pour pouvoir<br />
retourner tranquillement à ma machine.<br />
Je ne sais pas pourquoi, avant de pénétrer dans l’entrepôt, <strong>je</strong> regarde de nouveau<br />
vers la fenêtre du premier. M. Boulard est toujours là, immobile. Nous sommes<br />
maintenant très proches l’un de l’autre et nos regards se croisent encore. Pourquoi<br />
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