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Ce soir je vais tuer l'assassin - Jacques Expert

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Peut-on survivre, après ça ? Il y a tant d’injustice dans la mort de notre fils. Il y a<br />

tellement de questions qui continuent à nous hanter, à nous poursuivre. Pourquoi<br />

l’a-t-elle laissé sortir ce <strong>soir</strong>-là ? Pourquoi s’est-il aventuré jusqu’à la route ? Auraitil<br />

été sauvé si son <strong>assassin</strong> s’était arrêté ? A-t-il souffert ? S’est-il senti mourir ?<br />

Saurons-nous un jour qui a tué notre enfant ? Pourquoi ai-<strong>je</strong> été incapable de le<br />

trouver ? Nous n’en parlons jamais avec Sylvia. À quoi cela servirait-il, sinon à<br />

nous faire du mal ? Et ce mal, cette douleur, <strong>je</strong> n’en veux plus. Car <strong>je</strong> veux revivre<br />

après ça, oublier ces questions si douloureuses qui, <strong>je</strong> le sais, la hantent, elle aussi.<br />

Chacun de son côté, nous avons fini par reprendre notre vie d’avant. Elle, à<br />

l’hôpital Charcot, moi, chez Gaboriaud. Sauf que le <strong>soir</strong> nous ne sommes plus que<br />

trois à table. Parfois Priscilla se trompe encore, elle pose quatre assiettes avant de<br />

remonter jouer et l’un de nous retire les couverts inutiles, sans prononcer un mot.<br />

Nos repas sont le plus souvent silencieux et rapides. Heureusement que Priscilla est<br />

là pour nous éviter un face-à-face douloureux. Elle occupe nos dîners en racontant<br />

ses journées à l’école, ses copines, ses cours de danse, sa vie de petite fille curieuse,<br />

tout ce qui nous mettait en joie auparavant. En revanche, elle évoque rarement son<br />

frère, sauf pour réclamer ses jouets. « Elle n’a pas encore réalisé. Les enfants n’ont<br />

pas la même relation avec la mort que les adultes », a tenté de m’expliquer ma<br />

mère, à qui <strong>je</strong> faisais part de mon étonnement sur l’indifférence de notre fille à<br />

l’égard de son frère disparu. Depuis, j’ai compris qu’elle savait. Elle savait que nous<br />

n’aimions pas que l’on parle de lui et elle avait choisi de taire sa peine pour ne pas<br />

réveiller la nôtre. Trop concentrés par le souci permanent de ne pas penser à notre<br />

douleur, nous ne devinions pas la sienne.<br />

Après le dîner, <strong>je</strong> ressens comme un soulagement quand, après avoir rangé sa<br />

cuisine, Sylvia passe à ma hauteur en disant d’une voix lasse :<br />

– Je <strong>vais</strong> me coucher.<br />

Je réponds :<br />

– Bonne nuit, ma chérie.<br />

– N’oublie pas de vérifier que Priscilla a bien éteint.<br />

Puis, comme avant, elle me caresse la main en passant à ma hauteur, un geste<br />

maintenant presque machinal et obligatoire. <strong>Ce</strong>t ultime lien affectif entre nous<br />

maintient l’espoir d’un futur possible, l’idée que nous sommes toujours unis.<br />

J’entends couler l’eau dans le lavabo. Je sais qu’elle avale un cachet, sinon elle<br />

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