Ce soir je vais tuer l'assassin - Jacques Expert

profond de moi, presque de la honte. Mais cette mèche blanche est comme un
rappel permanent à ma promesse et à ma culpabilité, car jusqu’à ce jour je ne suis
arrivé à rien. Je ne peux même plus compter sur les gendarmes qui abandonnent
petit à petit, je m’en aperçois bien chaque fois que je passe les voir. De moins en
moins souvent, mais j’y vais encore pour qu’ils ne nous oublient pas.
En réalité, si je sors tous les soirs, c’est parce que je ne supporte plus ces fins de
journée silencieuses à la maison et je préfère m’éloigner. J’ai menti à Boulard, je
m’arrête toujours à l’endroit où mon fils est mort, et je me pose la même question :
pourquoi ne l’ai-je pas aperçu ce soir-là ?
D’habitude, Priscilla et Sylvia attendent mon retour pour dîner, car je rentre à 20
heures, mais ce soir j’ai un peu tardé à cause de Boulard, et elles ne m’ont pas
attendu. Leur vie s’écoule sans moi, et Sylvia entraîne comme une punition notre
fille avec elle. Nous nous évitons, nous nous fuyons. Elle est si lasse.
Je la suis dans la cuisine. Un seul couvert est disposé sur la table, à côté d’une
salade verte et d’un morceau de pain. Je dis :
– Tu ne manges pas ?
Mais je connais déjà la réponse.
– J’ai dîné avec la petite.
Je sais qu’elle s’est contentée d’un bout de fromage et d’un yaourt à la vanille.
Son visage s’est creusé, et elle a perdu beaucoup de poids ces derniers mois, mais je
n’ai pas osé lui en parler, car elle nierait sûrement. Surtout, je n’ai pas envie de
l’entendre parler de sa vie détruite, de cette existence mise entre parenthèses, de
l’entendre dire qu’elle n’y arrive pas. Je préfère encore ce silence douloureux, car je
ne saurais pas quoi lui répondre ni comment la consoler et la prendre dans mes bras.
Pour rien au monde je ne voudrais qu’elle me rappelle encore et encore ma
promesse, cette promesse qui remplit nos silences, que je sens présente à chaque
instant, dans chaque regard, dans ses moindres gestes. Et dans cette mèche blanche
que je voudrais voir disparaître. Mais je sais que tant que je n’aurai pas tué l’homme
qui nous a anéantis, elle continuera à se détruire, à nous détruire.
Alors, pourquoi je ne lui dis pas que j’ai retrouvé cet homme, qu’il m’a même
raccompagné chez nous ce soir dans la voiture qui a renversé Victor, et que je l’ai
vu transpirer de peur ? Qu’il se nomme Jean-Pierre Boulard et que ce fumier est le
chef des ventes de Gaboriaud SA ?
Je ne sais pas pourquoi je choisis de me taire, alors que je l’ai vue si triste. Au
lieu de cela, je garde mon secret. Désormais, ce n’est plus que l’affaire de quelques
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