Ce soir je vais tuer l'assassin - Jacques Expert

– Il est inquiet, très inquiet. Et vous savez que quand M. Delmas est dans cet état
d’esprit, ça ne présage rien de bon. Aussi, je préfère vous prévenir avant qu’il ne
soit trop tard. Ce n’est jamais de gaieté de cœur qu’on ferme une agence. Vous le
savez bien, vous qui êtes dans la boîte depuis si longtemps. Depuis combien de
temps déjà ? dis-je, toujours amical mais faisant durer son calvaire.
– Vingt-deux ans et des poussières, Jean-Pierre. Pardon, monsieur Boulard.
– Ça fait un sacré bail !
– J’ai été engagé par le père de M. Delmas !
Il se reprend et tente encore de m’expliquer que l’un de ses principaux clients a
« réduit la voilure et qu’il lui faut du temps pour retomber sur ses pattes ». Il attend
mes encouragements, que je dise que c’est seulement un mauvais moment à passer,
que la boîte compte encore beaucoup sur lui. Mais je lui assène un dernier coup :
– Malheureusement, M. Delmas et moi-même ne pouvons pas nous satisfaire de
vos explications. La crise aura toujours bon dos. Vous avez besoin de temps, alors
M. Delmas et moi vous donnons trois mois pour atteindre vos objectifs. Sinon, nous
serons obligés de prendre les décisions qui s’imposent. Vous comprenez ce que cela
veut dire, Soussin ?
Puis je raccroche. Il fallait bien que je passe mes nerfs sur quelqu’un. Soussin va
sûrement chier dans son froc maintenant. Je trouverai un moment dans la journée
pour parler au patron des mauvais résultats d’Angoulême et du savon que j’ai passé
à Soussin. M. Delmas, j’ai plaisir à le penser, me fait entièrement confiance dans la
gestion des équipes, même s’il me conseille parfois d’y aller moins fort. Mais, que
voulez-vous, c’est dans ma nature, et que penserait M. Delmas si je laissais filer ?
J’ai toujours estimé qu’un patron doit se faire respecter, quitte à ne pas avoir que
des amis dans la boîte. À mon poste, celui de l’homme de confiance du boss, on
n’est pas là pour faire copain-copain avec le personnel. Ces gens-là ne comprennent
qu’une langue, celle de l’autorité.
C’est si agréable de se sentir un winner (j’aime bien ce mot), et au moins,
pendant ces quelques minutes, j’ai oublié Rodriguez et son indifférence inquiétante.
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