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Antonio<br />
Je n’arrive pas à me détacher d’elle, car elle me serre très fort et ses larmes<br />
m’empêchent de la repousser. Je ne supporte plus qu’on me dise : « Heureusement<br />
qu’il vous reste la petite. » Elle croit pouvoir m’apporter un soulagement en<br />
prononçant ces mots que <strong>je</strong> ne veux plus entendre ? Comme si la présence d’un<br />
enfant pouvait faire oublier la mort de l’autre ! Non, c’est tout aussi dur que si<br />
j’a<strong>vais</strong> perdu un unique enfant, et la perte de mon petit ne s’effacera jamais. Mais <strong>je</strong><br />
n’arrive pas à le lui dire et <strong>je</strong> la tiens, sanglotante, contre moi. Je parviens seulement<br />
à prononcer : « Ça va aller, merci, Irène », mais elle ne veut toujours pas me lâcher.<br />
Elle est collée à moi et son parfum entêtant finit par me dégoûter. Je sens ses larmes<br />
le long de ma joue. « Mon pauvre Tonio, quel malheur », murmure-t-elle dans mon<br />
oreille. Je ne réponds pas. Que voudrait-elle que <strong>je</strong> dise ? Que <strong>je</strong> suis malheureux,<br />
que ma vie est foutue, que <strong>je</strong> reprends le boulot parce que tout m’est insupportable<br />
ailleurs ? Elle ne me comprendrait pas. Le père d’un enfant tué par un chauffard ne<br />
peut qu’être vaincu par la douleur. Je préfère garder le silence et l’entendre me<br />
plaindre « de tout son cœur ». Je voudrais qu’elle me laisse tranquille, qu’on<br />
m’oublie, mais elle est prise de soubresauts et <strong>je</strong> ne sais pas comment réagir. Je lui<br />
tapote gentiment le dos. Je voudrais tant qu’elle s’éloigne.<br />
Je lève les yeux. J’aperçois M. Boulard à la fenêtre ouverte du premier, c’est le<br />
chef des ventes et <strong>je</strong> ne me souviens pas de lui avoir parlé une seule fois depuis que<br />
<strong>je</strong> travaille chez Gaboriaud. Retenu dans les bras de Mlle Irène alors que <strong>je</strong> sens les<br />
autres s’approcher, <strong>je</strong> ne vois que lui. Depuis combien de temps m’observe-t-il<br />
ainsi ? Il me regarde fixement, immobile. Pourtant, <strong>je</strong> ne discerne dans ses yeux<br />
aucune espèce de pitié, à l’inverse de tous ceux qui m’entourent à présent. Plutôt de<br />
la curiosité.<br />
Plus tard, quand <strong>je</strong> repenserai à cet instant d’émotion, <strong>je</strong> ne retiendrai que les<br />
yeux noirs de M. Boulard posés sur moi.<br />
Mlle Irène se détache enfin et s’écarte en se frottant les yeux. Je l’entends dire,<br />
prenant les premiers arrivés à témoin :<br />
– C’est trop dur, pauvre Tonio.<br />
Gênés, ils me serrent la main l’un après l’autre. Guiraud la garde longuement :<br />
– On est tous avec toi, Tonio.<br />
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