Ce soir je vais tuer l'assassin - Jacques Expert

jamais autant que ce soir je n’ai eu envie de lui montrer qui est le patron. Alors,
comme mon tournedos est sans doute un peu tiède, je le remets dans la poêle pour le
réchauffer, et tant pis s’il n’est pas saignant comme je l’aime. Puis j’épluche une
échalote et je vide le saladier de tomates dans mon assiette. Je sors une bonne
bouteille de bordeaux, un château-laguéry 1999 dont j’ai acheté trois caisses à la
dernière foire aux vins d’Auchan, en septembre. Le responsable du rayon est un
pote de mon ami Pauchon (de chez SP Informatics) et il nous vend chaque année ce
qu’il a de mieux au meilleur prix.
Je sais que Christine ne supporte pas que j’ouvre une bonne bouteille de vin en
semaine. « T’as ta bière », dit-elle d’ordinaire. Bizarrement, ce soir, elle se tait et je
lui demande si elle en veut. D’habitude, elle refuse sous prétexte que « ça
l’empêche de dormir », ou parce que « le bon vin, c’est pas pour tous les jours ».
Comme s’il y avait des jours pour se faire du bien et d’autres non ! Qu’est-ce
qu’elle connaît du plaisir, cette femme ?
Mais, ce soir, elle prend les enfants à témoin :
– Pourquoi pas ? Votre père a sans doute quelque chose à fêter.
Puis, après un silence, elle fanfaronne :
– C’est pas tous les jours fête !
Elle me tend un verre à pied que je remplis presque à ras bord. Les enfants se
taisent, ils doivent sentir que la dispute n’est pas loin et se dépêchent de terminer
leur assiette.
Je dois leur recommander de bien mastiquer, alors que, d’ordinaire, c’est elle qui
le fait. Elle se contente d’attendre, prête à relever le défi, car c’est bien d’un défi
qu’il s’agit ce soir. Elle tend de nouveau son verre vide et je ne peux me retenir de
la taquiner pour amuser les gosses :
– Elle a soif votre maman, ce soir !
– Ce n’est pas tous les jours qu’on a la chance d’ouvrir une bonne bouteille. J’ai
raison d’en profiter, hein les enfants ? réplique-t-elle.
Sentant la dispute monter, ils choisissent de ne pas s’en mêler et se lèvent pour
attraper un yaourt. J’interviens encore :
– Doucement sur le sucre, Amandine ! C’est mauvais pour la santé.
Je lui enlève le paquet des mains avec autorité, puis j’épluche
consciencieusement une pomme golden. Je sens que ma douce épouse bout. La
cocotte-minute est à point ! Elle n’a qu’une hâte, que les gosses disparaissent.
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