Grave%20sur%20Chrome%20-%20William%20Gibson.pdf
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l’union avec cette divinité câblée, qu’elle y était passée au point<br />
que plus rien n’importât pour elle que l’heure de son départ.<br />
Qu’elle rejetait ce triste et pauvre corps avec un cri de<br />
soulagement, enfin libérée du joug de la fibre de carbone et de la<br />
chair détestées. Enfin, peut-être qu’après tout c’est ce qu’elle a<br />
fait. Peut-être en a-t-il été ainsi. Je suis sûr en tout cas que tel<br />
était son vœu.<br />
Mais la voyant là, la main de ce gosse ivre dans la sienne,<br />
cette main qu’elle ne pouvait même pas sentir, je compris, une<br />
bonne fois pour toutes, que nulle raison humaine n’était<br />
entièrement pure. Que même Lise, avec son désir corrosif,<br />
insensé, de vedettariat et d’immortalité cybernétique, avait des<br />
faiblesses. Qu’elle était humaine d’une façon que je me haïssais<br />
d’admettre.<br />
Elle était sortie ce soir-là, je le savais, pour se faire ses<br />
adieux. Pour trouver quelqu’un d’assez ivre pour les faire à sa<br />
place. Parce que, je le compris alors, c’était vrai : elle aimait<br />
effectivement jouer les voyeurs.<br />
Je crois qu’elle m’aperçut au moment où je sortais. Je<br />
courais presque. Et si c’est le cas, je suppose qu’elle dut me haïr<br />
encore plus que jamais, pour l’horreur et la pitié qui se lisaient<br />
sur mes traits.<br />
Je ne devais plus jamais la revoir.<br />
Un jour, il faudra que je demande à Rubin pourquoi les Wild<br />
Turkey amers sont les seuls cocktails qu’il sache faire. D’une<br />
force industrielle, les amers de Rubin. Il me passe le gobelet<br />
d’alu cabossé, tandis qu’autour de nous sa piaule cliquette et<br />
bruisse de l’activité furtive de ses plus infimes créations.<br />
« Tu devrais venir à Francfort, me répète-t-il.<br />
— Pourquoi, Rubin ?<br />
— Parce qu’un de ces quatre, elle va te rappeler. Et j’ai<br />
comme l’impression que tu n’y es pas préparé. Cette histoire<br />
continue de te turlupiner et ça aura sa voix, ça pensera comme<br />
elle et ça te rendra trop mal à l’aise. Viens donc à Francfort avec<br />
moi, histoire de souffler un peu. Elle n’en saura rien…<br />
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