Grave%20sur%20Chrome%20-%20William%20Gibson.pdf
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permission, avant l’accident. Il éprouvait un agréable vertige,<br />
ballotté par un douloureux courant d’ivresse nostalgique.<br />
Revenu à sa console, il accéda à une section de mémoire où<br />
l’intégrale des discours d’Alexeï Kossyguine avaient été effacés<br />
en douce et remplacés par sa collection personnelle de<br />
samizdati, de la musique rock en numérique, les morceaux<br />
préférés dans son enfance, dans les années quatre-vingt. Il avait<br />
des groupes anglais, enregistrés sur des radios d’Allemagne de<br />
l’Ouest, du heavy metal du pacte de Varsovie, des importations<br />
américaines dénichées au marché noir. Coiffant les écouteurs, il<br />
entra l’index de Brygada Cryzis, du reggae tchèque.<br />
Après toutes ces années, il n’entendait plus vraiment la<br />
musique, mais les images revenaient le submerger avec une<br />
intensité douloureuse. Dans les années quatre-vingt, il avait été<br />
un gosse aux cheveux longs, un enfant de l’élite soviétique, la<br />
situation de son père le mettant effectivement hors d’atteinte de<br />
la police moscovite. Il se rappelait les larsens déchirant les<br />
enceintes dans l’obscurité moite d’un club au fond d’une cave, la<br />
foule dans l’ombre, tel un échiquier de jeans et de cheveux<br />
décolorés. Il avait fumé des Marlboro mélangées de hasch<br />
afghan en poudre. Il se rappela la bouche de la fille d’un<br />
diplomate américain, sur le siège arrière de la Lincoln noire de<br />
son père. Noms et visages déferlaient en lui, portés par la brume<br />
chaude du cognac. Nina, l’Allemande de l’Est qui lui avait<br />
montré ses traductions photocopiées de journaux polonais<br />
dissidents…<br />
Jusqu’à cette nuit où elle ne se pointa pas au café. Murmures<br />
de parasitisme, d’activités antisoviétiques, et menace des<br />
horreurs chimiques de la psikuska…<br />
Korolev se mit à trembler. Il s’essuya le visage et découvrit<br />
qu’il était trempé de sueur. Il retira le casque.<br />
Cela remontait à cinquante ans, pourtant il se retrouvait<br />
soudain envahi d’une peur extrêmement intense. Il n’avait pas<br />
souvenance d’avoir éprouvé une telle frayeur, pas même durant<br />
l’explosion qui lui avait broyé la hanche. Il tremblait<br />
violemment. Les lumières. Les lumières à bord de la Saliout<br />
étaient trop fortes mais il ne voulait pas aller jusqu’aux<br />
interrupteurs. Une action simple, qu’il effectuait régulièrement,<br />
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