Kunstbulletin Juli/August 2023

qui font toute leur singularité. Les grilles reprennent, non pas des motifs de volutes
ou de piques, mais de croisillons. Un basique du soupirail que l’artiste ouvre partiellement
comme si le passage avait été forcé. Une inspiration pour notre imaginaire qui
se projette : espaces interdits, zones de non-vue, mais aussi lieux nocturnes où la vie
collective peut s’émanciper des normes.
Ce discours autour des intérieurs se manifeste également par un intérêt pour les
systèmes de canalisation comme dans la série « des canaux ». L’ancien bâtiment industriel
où est installé le musée est parcouru de rigoles qui s’utilisaient pour passer
les câbles électriques sous le sol. L’artiste les a mis au jour et transformés en
canaux. Des pièces en cuivre aux dimensions permettent le passage du liquide et
la présence d’éléments dont quelques coraux. Évocation du pouvoir de vie de l’eau.
Outre la beauté du cuivre, ses reflets et sa couleur de métal rosé, l’installation est,
bien sûr, une prise de conscience des enjeux sociétaux, éminemment politiques, qui
régissent notre approvisionnement en énergie et en eau potable.
Entre un nymphée et un urinoir
Lou Masduraud conçoit régulièrement des fontaines. Lors de la Biennale Sculpture
Garden à Genève en 2020, ‹MOM (moon cycle dew fountain)› recueillait la rosée
du matin pour la faire glisser à travers un sein jusqu’à une forme d’oreille, mécanisme
subtil évoquant le plaisir érotique d’une goutte de sueur perlant le long du cou et paradoxalement
une sensation vivante. Une série qu’elle entame en 2018 avec ‹Active
Substances Fountain› distribuant des antidépresseurs naturels. Les fontaines sont
des constructions centrales dans le développement de la vie communautaire et le
plus souvent implantées sur les places des villes et villages. Une position stratégique
qui pourrait basculer dans la fiction si une ville décidait de diffuser de l’antidépresseur
à ses habitants plutôt que de l’eau potable.
En résidence l’année dernière à l’Institut Suisse de Rome, l’artiste a entrepris des
recherches sur la Villa d’Este et son fameux jardin, dont l’Allée aux cent fontaines où
des gargouilles déversent l’eau par la bouche. Elle s’en est inspirée pour son exposition
en créant un dispositif tout en longueur. De la sculpture monumentale italienne,
elle n’a gardé que les orifices. Le support, constitué de plusieurs plaques en cuivre
oxydé, est animé uniquement par différentes bouches sculptées dans le marbres qui
déversent le liquide puisé dans les canaux. Certaines de ces bouches évoquent parfois
des anus. Une réversibilité du cycle de l’eau, mais aussi de nos corps et de ses
fluides qui nous traversent. Transformation inévitable de tout élément vivant. Une
notion souvent occultée dans nos sociétés hygiénistes. Dans le prolongement de
considérations antispécistes, Lou Masduraud laisse ses sculptures murmurer des
scénarios antiautoritaires dans nos villes, comme ici la promesse d’un baiser d’une
nature généreuse.
Nadia El Beblawi, critique d’art, web éditrice, vit à Bâle. nadia.elbeblawi@gmail.com
→ ‹Lou Masduraud – Prix Manor 2023›, MAMCO, Genève, jusqu’au 3.9. ↗ mamco.ch
FOKUS // LOU MASDURAUD
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