LIBERTE COULEUR D'HOMME - Les amis d'André Laude
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LIBERTÉ Couleur D’HOMME<br />
ouverts, j’avais toute chance d’écoper. Le peuple tenait le rôle qui lui était imparti : produire,<br />
applaudir les leaders, multiplier les youyous, prendre des coups à l’occasion, se taire.<br />
J’avais été particulièrement impressionné lorsque s’était tenu le Congrès des Fellahs. Des<br />
milliers de délégués venus des douars lointains avaient envahi la capitale. Nombre de ces paysans<br />
pauvres n’avaient jamais vu Alger. Ils erraient en attendant l’heure d’ouverture du Congrès se tenant<br />
par la main, en bandes d’une dizaine, de crainte de s’égarer. Que pouvait la volonté de ces hommes<br />
face aux ruses des États-majors, des bureaucrates rompus aux jeux d’Estrade, aux Élites installées<br />
dans les rouages du gouvernement, aux privilégiés du nouveau régime ? Que pouvait le regard<br />
désarmé de ces hommes de la terre, aux mains rugueuses, que la « volonté de dieu » écrasait ?<br />
Le prolétariat était en nombre insuffisant pour mettre en pièces ce nationalisme populiste auquel<br />
recouraient habilement nombre de responsables tout en le baptisant « socialisme scientifique ». Ben<br />
Bella était en péril. Le peuple –excité par de mystérieux informateurs – commençait à répéter que<br />
tout ce qui était bon était un cadeau de Si Ahmed, mais que tout ce qui était mauvais était aussi un<br />
cadeau de Si Ahmed. Or, le peuple trouvait qu’il y avait beaucoup de « mauvais » et peu de « bon ».<br />
Étant fréquemment « sur le terrain », désertant le plus souvent possible les officines<br />
gouvernementales, j’étais en mesure de prendre la dimension du danger. Des complots se tramaient<br />
dans l’ombre. Des rumeurs contradictoires parcouraient la capitale. À plusieurs reprises nous avions<br />
dû nous fâcher avec le Président qui dans ses tractations, n’hésitait pas à « vendre » la peau des<br />
« Pieds rouges ». Ben Bella louvoyait de plus en plus. À jouer clan contre clan, il en était arrivé à ne<br />
plus pouvoir compter, à la limite, que sur le carré d’extrême gauche qui jusque–là s’était protégé<br />
derrière sa personne, pour mener le plus loin possible la bataille idéologique. On prêtait à Ben Bella<br />
des intentions de coup d’État. Elles n’étaient certainement pas du seul domaine de la fiction.<br />
Des trotskystes, sous la houlette de leur leader Pablo, s’agitaient dans l’ombre et concoctaient<br />
des plans de « révolution permanente ». <strong>Les</strong> agents des grandes puissances et des pays arabes<br />
foisonnaient dans Alger, tissant leurs complots. <strong>Les</strong> richesses énergétiques sahariennes intéressaient<br />
beaucoup de gens. J’essayais de démêler le vrai du faux. Je respectais énormément Si Ahmed mais<br />
je n’étais pas dupe de la sorte de paranoïa qui s’était emparée de lui. Il se croyait alors invincible.<br />
Chaque jour, moi, je pouvais enregistrer les échecs de la Réforme agraire pour laquelle nous nous<br />
battions ardemment, convaincus que c’était là un des objectifs essentiels, décisifs de la révolution.<br />
Le peuple témoignait d’une grande, d’une incroyable capacité de création mais il butait<br />
inévitablement contre les structures étatiques. Nous étions une poignée à nous accrocher<br />
rageusement. J’aimais ce peuple, j’aimais cette terre, j’avais entendu, moi aussi, et excusez du peu,<br />
l’appel du désert comme T.E. Lawrence, Lawrence d’Arabie. J’aimais ces casbahs, ces médinas aux<br />
odeurs fortes de cuir, de laine, de teinture. J’aimais ces ruelles grouillantes de vendeurs de merguez<br />
et de loukoums. J’aimais ces jeunes « machos », bruyants. J’aimais ces femmes enveloppées dans<br />
leurs voiles, discrètes, vigoureuses comme le roc. J’aimais ces gosses toujours en quête d’une pièce<br />
de monnaie. J’aimais entendre, du haut du minaret, l’appel du muezzin appelant à la prière. J’étais<br />
profondément bouleversé par ce peuple religieux, travailleur. Une image d’Épinal s’était effondrée<br />
sous mes yeux : celle qui veut que les peuples du « tiers monde » soient des peuples de fainéants. Il<br />
faut avoir traversé les yeux fermés New Delhi, Calcutta, Bangkok, Bogota, Dakar, pour ignorer que<br />
les pauvres s’acharnent avec une increvable volonté à survivre, au prix de menues besognes payées<br />
un dinar, une roupie, trois quarts de dollar. J’en profite d’ailleurs pour rendre hommage au<br />
journaliste du Monde, Jean-Claude Guillebaud, qui, tout au long du mois d’août 1979, dans un<br />
reportage «Un voyage vers l’Asie » a remarquablement fait justice de cette imagerie trompeuse et<br />
injurieuse pour ceux qui crèvent, au jour le jour, dans les slums, les klongs, les barrios, les<br />
bidonvilles, avec pour unique objectif « mourir le plus lentement possible ». Que les « donneurs de<br />
leçons » qui peuvent se payer coup sur coup trois whiskies à 20 F (de quoi faire vivre une famille<br />
plusieurs semaines dans les lieux que je viens de citer) la ferment, nom de dieu !<br />
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