LIBERTE COULEUR D'HOMME - Les amis d'André Laude
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LIBERTÉ Couleur D’HOMME<br />
version. Emporté par l’élan, conforté par son acquiescement à mes propos délirants et mensongers,<br />
je fis un vaste demi cercle de la main, en disant : « et tout ceci nous appartient encore ». C’est ainsi<br />
que cette nuit-à je vendis les Chevaux de Marly, cash. Nous nous assîmes sur un banc. Il parvint à<br />
sortir de sa poche les liasses de billets. Je pris cet argent sans mauvaise conscience, je l’avoue. Pour<br />
cet homme c’était visiblement une somme dérisoire. Il m’avait parlé auparavant de ses richesses. Il<br />
était « roi » de quelque chose aux USA. Il voulut même qu’on rebroussât chemin pour aller fêter<br />
cela. J’étais trop las pour accepter. Je le saisis par les épaules et l’emportai, l’entraînai jusqu’à son<br />
hôtel où je l’abandonnai aux bons soins du veilleur de nuit. Je repris le chemin du Quartier, la poche<br />
pleine de dollars. De grandes fêtes eurent lieu pour célébrer ma chance et mon sens des affaires.<br />
Mais je n’ai pas encore dit le plus surprenant. Deux ou trois jours plus tard j’ouvris par hasard un<br />
journal du soir. Un titre accrocha mon regard. Dans cet article il était question d’un touriste<br />
américain qui prétendait avoir acheté à son légitime propriétaire les Chevaux de Marly. Sorti de son<br />
ivresse, le touriste yankee n’avait pas oublié son achat. Il avait demandé les services d’une maison<br />
de déménagement, au départ un peu étonnée, mais que le papier que j’avais remis au texan, dûment<br />
signé – une signature illisible – avait suffisamment convaincue pour qu’elle se décide à envoyer<br />
matériel et hommes sur les lieux. Des agents de police, étonnés de voir des ouvriers envelopper de<br />
cordes les célèbres Chevaux de Marly s’approchèrent, s’enquérirent, demandèrent quelques<br />
explications. <strong>Les</strong> agents comprirent vite que le brave touriste avait été victime d’un « vulgaire<br />
escroc ». Ils prirent le parti d’en rire. Et ils invitèrent le touriste à en rire avec eux. Le signalement<br />
fourni par le milliardaire en goguette était assez flou pour qu’au moins la moitié de la population de<br />
Saint–Germain–des–Prés puisse s’estimer concernée.<br />
Quand Josée revint de son voyage, plus de cent rosés rouges encombraient le studio de la Rue<br />
Norvins. Je lui racontais tout. Elle me traita de « gangster » puis décida aussitôt que nous ferions<br />
l’amour sur un lit de pétales.<br />
Ce fut une étrange virée au paradis.<br />
J’en frémis aujourd’hui encore.<br />
Un jour, alors que, déjeunant dans un petit bistrot du Boulevard Saint-Michel, j’hésitais entre une<br />
entrecôte béarnaise et un cassoulet toulousain, Josée brisa le silence : « Chéri, dans dix ans,<br />
m’aimeras–tu encore ? ». Une telle question n’avait jamais effleuré mon esprit. Je compris pourtant,<br />
tout de suite, ce qu’elle voulait dire. Dans dix ans, Josée aurait presque cinquante ans. Moi, je<br />
n’aurais pas encore franchi la trentaine. Josée avait peur de cette différence d’âge. Pour l’heure tout<br />
allait bien. Josée n’était pas une « vieille femme » et les regards courroucés que me jetait le<br />
concierge de la Rue Norvins ne gâtaient aucunement son plaisir. Mais qu’adviendrait-il quand elle<br />
franchirait cet âge critique de cinquante ans. L’angoisse du visage flétri, de la beauté enfuie hantait<br />
sans doute Josée. Je la fixai droit dans les yeux. Je posai ma main sur sa main et lui dis : « tu es<br />
idiote, mon amour. » Et j’ajoutai : « je t’aimerai toujours ». Elle eut un attendrissant sourire, mais au<br />
fond de ce sourire je pus déceler le rayon de la mélancolie. Je fus soudain inquiet, troublé au plus<br />
profond de moi–même. J’avais vécu jusque–là au jour le jour avec Josée. Et soudain sa petite<br />
question ouvrait une brèche. J’imaginais Josée à soixante ans. Quel visage aurait-elle ? Mes<br />
quarante ans n’auraient–ils pas alors l’envie secrète de nouer à nouveau avec la jeunesse physique.<br />
J’étais perdu dans de sombres pensées quand la voix de Josée qui me recommandait le cassoulet<br />
toulousain me ramena à la réalité. Elle parla d’autre chose, sans cesser de m’offrir son beau sourire.<br />
Deux mois passèrent encore, entrecoupés de quelques promenades à la campagne et au bord de<br />
la mer. J’étais libre puisque je venais de déserter ma peau d’employé de banque. Je rêvais de vivre<br />
dorénavant de ma plume. Et je voulais me consacrer le plus possible à l’action libertaire.<br />
Un soir l’irrémédiable fit irruption dans le studio de la rue Norvins. La nuit tombait lentement<br />
noyant peu à peu les objets, les choses. J’étais allongé sur le lit, perdu en pleine songerie<br />
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