LIBERTÉ Couleur D’HOMME rêver à l’ailleurs, là où il n’y a nulle trace de la Rome impériale, au royaume d’innocence où peut être fondée l’harmonie. Des siècles et des siècles après Spartacus I er , un autre Spartacus, lui aussi, parviendra à la tête de ses rebelles sous les murs de la Cité impériale. Il est barbu, jovial, une énergie inépuisable, un géant de l’action, un courage de fer, un romantisme fou aux lèvres. Il entrera dans la cité impériale. Il sera plébiscité. Il deviendra le « lider maximo ». Chef charismatique il déclenchera l’enthousiasme des foules, des petites gens, des pauvres, des poètes, des rêveurs, des faibles. Alors, la révolution est une fête. L’imagination est au pouvoir. Le délire pousse dans les rues sous la forme de grands arbres aux couleurs éclatantes. On pose son fusil et on fait l’amour. <strong>Les</strong> négrillons dévorent des glaces en inventant des chansons savoureuses, ensoleillées. Mais l’homme ne vit pas seulement de poèmes. Il veut du pain, des médicaments, du travail, la sécurité, la satisfaction de ses besoins élémentaires. L’héritier de Spartacus est contraint au réalisme. On range dans les armoires les instruments de musique. On devient soupçonneux. On voit à chaque angle de rue des « ennemis de la révolution ». La crainte du peuple le pousse à fantasmer. <strong>Les</strong> poètes, les homosexuels, les amoureux de la liberté tout simplement sont dénoncés bientôt comme les membres d’une mystérieuse et éternelle « cinquième colonne ». La répression s’abat. Le Dieu–Productivité crache ses ordres, ses commandements et ses verdicts dans les micros, les haut–parleurs. L’héritier de Spartacus découvre avec ravissement les charmes de la condition de lider maximo. Il n’oublie jamais de paraître en public avec, épinglées au revers de sa vareuse soigneusement coupée, toutes les décorations que lui ont offertes d’autres « leaders », « chefs » et « sauveurs suprêmes ». De la Rome impériale de Spartacus à La Havane de Fidel Castro, la même implacable « fatalité » a joué. Lénine ? Bakounine ? Mao ? Che Guevara ? Gandhi ? Qui a la « voie » ? Qui connaît le chemin ? Rimbaud ? Saint-Jean-de-la-Croix, Staline ? Le sang des pauvres ne cesse de souiller la terre. Quelles semences mortelles féconde-t-il ? Qu’y a-t-il d’increvable dans l’espèce humaine qui la conduit régulièrement à se lever d’entre les morts, à casser, à briser les structures de l’oppression au nom d’une soif sacrée de libération, tout en fabriquant dans le même temps, tout en aidant à fabriquer de nouveaux outils d’esclavage. Question lancinante, à rendre fou, qui pervertit l’existence de celui à la peau duquel elle colle comme une blessure vrillante. Sera-ce donc toujours le même scénario : une poignée de rebelles authentiques, sachant au nom de quoi ils se sont rebellés, rejoints un jour par ces « masses » aux sentiments divers (souci de ne pas s’aliéner le vainqueur, instinct de survie, opportunisme, désir de se faire un « trou », une situation au sein du nouvel édifice…), désirant ardemment entraîner leur peuple sur la pente du « beau et du bien » et peu à peu amenés, au nom même de ce « beau et ce bien », à se métamorphoser en flics, puis en bourreaux, tandis que les foules divisées en clans multiples, les uns en proie au plus grand fanatisme, à la plus dangereuse paranoïa, les autres à l’effroi absolu, s’enfoncent derrière le nouveau tyran, vers des abysses de larmes et de sang, ou complotent mystérieusement sa chute. Guignol affreux de l’histoire qui se répète inlassablement. Et dans quelque chambre d’hôtel miteux, le « pur » met un terme à la contradiction en se tirant une balle dans la bouche, en avalant un poison violent. Tandis que derrière les murs des prisons nouvellement bâties, confondus en une mêlée confuse, « traîtres », et « contre–révolutionnaires » boivent leur propre urine. Pour faire un spectacle parfait, il ne manque jamais quelque idiot de village figurant parmi eux, idiot qui ne comprend rien à rien, qui ne comprend que la langue des oiseaux. Oui, comment rompre une fois pour toutes avec ces révolutions qui se dévorent elles–mêmes, et qui dévorent dans le même temps leurs propres enfants. L’humanité est–elle définitivement condamnée à errer « au large d’Eden » ? Exister ne se résumera-t-il, pour les plus lucides, les plus - 60 -
LIBERTÉ Couleur D’HOMME exigeants, qu’à une horreur à peine atténuée par les soleils du sexe, du vin, des rencontres du hasard, la beauté de quelques livres et de quelques paysages, la splendeur de quelques musiques, de quelques visages. Je sais que je ne sais pas. Tant de livres déchiffrés à la clarté d’une pâle bougie, tant de débats dans des arrière-salles de cafés enfumées, tant de combats et de paroles, tant de vertiges et de fièvres, tant de cauchemars et de fièvres pour aboutir à cet aveu : JE SAIS QUE JE NE SAIS PAS - 61 -