LIBERTÉ Couleur D’HOMME Il faut changer le jeu et non pas les pièces du jeu. L’art a pour devoir social de donner issue aux angoisses de son époque. André Breton Antonin Artaud Nous sommes dix–sept sous une lune très petite. Ernesto « Che » Guevara, Journal de Bolivie L’humanité a besoin d’une cure de bouddhisme. Octavio Paz Toute tentative de rédaction d’une autobiographie est un crime contre l’Esprit tout–puissant, contre la vérité vraie. Li Fang – Livre de la Voie Unique Un rapport de l’ONU révèle la terrible réalité : 100 millions d’enfants–esclaves. En Asie, dans une fabrique d’allumettes, 20.000 enfants travaillent 16 heures par jour – LES PLUS JEUNES ONT 5 ANS ! La Presse internationale – août 1979 – d’après un rapport du Bureau international du travail C’est la révolte même, la révolte seule qui est créatrice de lumière. - 4 - André Breton
LIBERTÉ Couleur D’HOMME Il ne m’est pas indifférent d’être né le 3 mars 1936. 3 mars : cela signifie d’abord pour moi que j’ai été conçu durant l’été. Je suis donc un fils du commencement de l’été 1935. Je vois là un signe des dieux d’autant que ma venue au jour m’a placé sous le signe des « poissons », signe qui annonce l’infini, l’inachevé, la fluidité, la tension intérieure, la rêverie fondamentale. 1936 : l’année du Front populaire mais aussi de ce qu’on appelle maladroitement la « guerre d’Espagne » alors qu’il conviendrait de parler d’une révolution espagnole en voie d’éclatement que le soulèvement militaire de l’infâme Francisco Franco se donna pour but d’écraser dans l’œuf. 1936. Comme le temps passe, j’ai, aujourd’hui, à quarante–trois ans passé, la douloureuse, l’énervante sensation d’être aussi vieux que le vieil océan célébré par Isidore Ducasse, comte de Lautréamont, auteur des Chants de Maldoror. Depuis des années je traîne une lassitude impitoyable. Fatigue du corps et de l’esprit blessés gravement par les épreuves, les quêtes, les errances, les nuits blanches, les questionnements farouches, les aventures de poussière et de vent. Ma mémoire est déjà un grand cimetière jonché de curieux éléphants : visages, lieux, jours, saisons d’amour ou de mélancolie, paysages d’eau ou de pierre, d’herbe ou de steppe qui parfois resurgissent avec une étonnante vérité devant mes yeux, et qui, très souvent, de plus en plus fréquemment, s’estompent dans une étrange brume. Des lambeaux de monde définitivement mort dansent dans ma tête. Je ne serai jamais un bon mémorialiste. C’est pourquoi, tout au long de ce livre dans lequel je vais me mettre à nu, à poils, je vais orgueilleusement me raconter, fantasmes, fantômes et réalités vont inextricablement se mêler pour le plaisir (je l’espère !) du lecteur qui aura eu la patience de me suivre jusqu’au bout. « Je suis un mensonge qui dit la vérité » : je n’ai jamais vraiment aimé le poète bricoleur d’Orphée et du Sang d’un poète. Pourtant, cet aveu qu’il jeta un jour n’a cessé de m’occuper, de me hanter. Qu’est–ce qui est vrai, qu’est–ce qui est faux ? Qu’importe si Blaise Cendrars le merveilleux voyageur de l’espace du dehors et de l’espace du dedans – frère en cela de Michaux, de Segalen et de quelques autres – n’a pas accompli tous les périples qu’il narre, qu’importe s’il n’a pas fait l’amour avec toutes les femmes qu’il évoque dans sa prose rythmée par les roues des express internationaux, qu’importe s’il n’a pas vraiment vu dans la forêt brésilienne une vieille locomotive des commencements de l’âge d’or du rail, envahie, mangée par les exubérantes fleurs tropicales, les serpents pythons et les fourmis rouges. La littérature n’est qu’un fantastique artifice pour dire quelque chose de vital, de l’ordre de la nécessité. L’écrivain n’a pas à rendre de comptes. Il donne des contes aux petits et grands enfants de la planète, ballottés entre étoiles énigmatiques et drames violents, quotidiens. À un certain degré d’intensité le rêve devient réalité irréfutable, vécue. Sans bouger de sa chaise, le poète, qui a l’étoile au front, a réellement traversé tel ou tel pays. Il peut en donner une description authentique, non pas une description en surface, mais une description en profondeur. Je vous le jure, la grande Garabagne existe. J’y ai séjourné, il y a quelques années, avec mon amie du moment qui s’appelait – s’appelle toujours je l’espère pour elle – Irina Vacaresco. Nous logeâmes alors au « Grand Hôtel des Postes et des Étrangers réunis »… Il en va tout autant pour moi. Vous me croirez, vous ne me croirez pas si je vous jure sur ce que j’ai de plus précieux au monde que j’ai chevauché à la gauche d’Attila déferlant sur l’Europe, que - 5 -