LIBERTÉ Couleur D’HOMME J’avais obtenu une faveur : qu’on dépose un poème que j’avais écrit pour Françoise dans son cercueil. Après l’office nous gagnâmes le petit cimetière tout proche. Le cercueil fut descendu dans le grand trou obscur. Nous jetâmes une fleur rouge. Puis les employés du cimetière commencèrent à jeter des pelletées de terre. Je ne pouvais détacher mon regard de l’humble cercueil qui disparaissait peu à peu. Enfin, il n’y eut plus que la terre, mouillée, muette. Tout était consommé. Nous nous attardâmes encore longuement puis mes parents entraînèrent doucement les parents de Françoise; Nous marchâmes en silence jusqu’à la demeure familiale. Mère 2 fit du café très fort, des tisanes, du thé. Chacun était dans son coin, effondré, impuissant. Là–bas Françoise commençait son long sommeil de « belle au bois » qui attend le Prince Charmant. Mais le Prince Charmant il n’existe plus depuis longtemps. Je n’irai jamais là–bas. Je ne revisiterai jamais plus le grand jardin. Il me suffit, Françoise, de fermer les yeux, de t’appeler. Ta voix me répond. C’est chaque jour le jour de nos épousailles. J’en parle dans presque tous mes livres. Avec des mots, je te déterre, je te désenfouis, j’arrache ton beau, ton pur visage à la pourriture. Je te pare, je te fais belle, je te fais femme, je te donne cette vie à laquelle, tout autant qu’une autre, tu avais droit. Je te donne la vie qu’on t’a volée. Je te fais des enfants. Je t’emmène en voyage. « Vois comme Lisbonne est belle à cinq heures du matin », « Regarde ce cactus qui semble vouloir blesser le Christ en croix, le Christ en plaies », « Écoute la rumeur du petit peuple quand l’aube se lève sur les minarets d’Istanbul ». Je te fais femme. Je te fais Reine. C’est pour toi que je souffre. C’est pour toi que j’accepte de ne pas mourir, d’errer entre des bras de femmes aveugles, déboussolées. C’est pour toi que j’affronte la faim et la soif, la peur et la nostalgie, la mélancolie et la frayeur. Parce que aussi longtemps que mes mots te seront litière royale, que mes mots te réintégreront aux foules d’aujourd’hui, tu ne pourras pas mourir vraiment. Tu mourras quand moi aussi je mourrai. À l’instant ou je rendrai mon dernier souffle toi et moi entrerons ensemble dans le royaume de l’éternelle paix, de l’éternelle illumination. Réjouis–toi, Françoise. Cet instant viendra, inexorablement. Je m’y prépare depuis ta fausse fuite. Je suis prêt. Qui peut prétendre séparer deux astres, une lune et un soleil après leurs noces fertiles. Dans la nuit de ma solitude d’homme, effrayé par le passage du rat ou de l’éclair, Françoise, je te fais femme. Afin que toi aussi, belle, rayonnante, la peau parfumée – lavande et laurier – tu puisses enfouir ton visage incendié dans l’eau des fontaines d’Aix, tu puisses rouler au milieu du romarin, pour le rite d’amour. Depuis trente ans, je ne cesse de te cajoler, de te bercer, d’essuyer la poussière qui souille tes paumes. Je te porte dans mes bras jusqu’aux hautes montagnes sacrées, jusqu’aux plateaux désertiques où reposent la table des lois. Vois, le monde est beau, clair, harmonieux. <strong>Les</strong> aigles et les moutons dialoguent. Sais–tu que nous sommes devenus soleils ? - 34 -
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