LIBERTE COULEUR D'HOMME - Les amis d'André Laude
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LIBERTÉ Couleur D’HOMME<br />
Mais il ne cessait de changer d’entreprise car à la moindre remarque d’un contremaître, d’un patron,<br />
il n’hésitait pas à passer à la manière forte. Certains jours nos assiettes n’étaient pas très pleines à<br />
l’heure du dîner. Mère 2 l’injuriait, lui reprochait d’être un révolté, de ne pas être docile. Elle lui<br />
jetait à la figure l’exemple d’X ou d’Y qui étaient des ouvriers modèles, obéissants. Mon père, le<br />
rouge de la confusion, de la honte et de la rage confondues au front, se taisait. Il ne répondait pas. Il<br />
serrait les poings d’impuissance. Je devinais que cela bouillonnait derrière ses tempes, qu’il aurait<br />
voulu expliquer que la dignité du prolétaire existe malgré l’oppression. Mais il n’avait pas le<br />
pouvoir des mots. Il gardait pour lui sa rancune, sa haine, une rancune et une haine qui l’ont dressé,<br />
dans sa vieillesse, violemment, contre les jeunes gens de Mai 68, contre tous ceux qui tentaient de<br />
briser le vieil ordre. Mon père était devenu un sanglier blessé, solitaire. Il se battait seul, le dos au<br />
mur, ne comprenant pas ce monde. Il ressassait certainement des images du passé, du temps où il<br />
combattait pour la « cause ». Il souffrait de voir les compagnons d’autrefois lui tourner le dos, lui<br />
refuser la main. Il était devenu « une vipère lubrique ».<br />
Il était devenu deux fois esclave. C’est à cette époque–là que le feu de la révolte commença à<br />
brûler en moi. Je comprenais parfaitement bien que mon père était victime d’une série d’injustices,<br />
je pressentais déjà que le monde était « mal fait ». Moi aussi, je serrais les poings de fureur et<br />
d’impuissance. Je ne pouvais même pas communier avec lui. Il avait dressé entre nous une barrière<br />
infranchissable. Son orgueil et ses idées « bourgeoises » l’empêchaient de s’adresser à moi comme<br />
à un être humain digne de ses aveux, de sa confiance, de ses tourments. Je mourais de mille morts à<br />
quelques pas de lui. J’étais littéralement crucifié. C’est là, dans cette modeste cuisine, banale, que<br />
s’est développée ma haine increvable pour l’ordre établi, là que s’est forgée ma volonté de<br />
contribuer, du mieux possible, à la chute de cet ordre. Je n’étais qu’un révolté en herbe. Il me fallait<br />
apprendre à devenir un révolutionnaire. Mais devenu révolutionnaire, je n’ai jamais perdu contact<br />
avec le feu de la révolte. Je suis d’ailleurs totalement convaincu que si tous les prétendus<br />
révolutionnaires qui s’ingénient à sauver l’humanité douloureuse étaient d’authentiques révoltés, il<br />
y a belle lurette que le monde ancien serait mort et enterré. Mais tel n’est pas le cas car les zéros<br />
sont fatigués, très tôt.<br />
Françoise est morte. Je répète ces trois mots à l’instant même où je les dactylographie, presque<br />
trente ans après l’événement. Il est quatre heures de l’après–midi. La lumière implacable et sèche<br />
cogne les murs de la petite ville où je me suis réfugié pour écrire cette « autobiographie<br />
fantasmée ». Dans la grande pièce du deuxième étage du restaurant où je suis hébergé par des <strong>amis</strong><br />
affectueux, règne une ombre de fraîcheur. Du rez–de–chaussée me parvient la musique d’un disque.<br />
C’est Lou Reed qui chante, qui hurle, qui monte en croix. De temps à autre, je bois un demi verre de<br />
ce bon vin de Beaucaire que l’ami Jack Thieuloy m’a apporté l’autre nuitée. Des moustiques<br />
voltigent au plafond. J’ai la tête broyée par la fatigue, la nervosité, l’impatience. J’entends, venant<br />
de très loin, d’au–delà le Rhône et les remparts, la voix de Maïakovski qui supplie : Camarade la<br />
vie presse le pas. Je relis la lettre d’une femme qui dit m’aimer, qui m’aime à coup sûr, mais qui ne<br />
sait pas m’aimer. Je songe à toutes les femmes sur lesquelles, tendre, amoureux, avec une volonté<br />
de douceur et de dialogue, je me suis couché. Le temps s’abolit. Le verbe aimer danse dans mon<br />
crâne surchauffé. Le temps s’ouvre.<br />
Françoise est morte. Comme c’est étrange, on dirait que cela est arrivé hier. J’entends encore sa<br />
voix plaintive de malade, son cri d’oiseau effrayé par la vision des portes noires qui donnent sur le<br />
silence et l’énigme. Je vois très clairement son regard d’été robuste, fauché en pleine jeunesse, qui<br />
résiste, qui ne veut pas mourir, qui proteste, qui s’insurge, qui quémande. Je vois ses pâles mains<br />
aux longs doigts maigres. Je vois sa chevelure éteinte, éparpillée autour de sa tête sur l’oreiller de la<br />
chambre d’hôpital. Françoise est morte. Je n’ai jamais été une seule fois depuis sur sa tombe. C’est<br />
un effort impossible pour moi. Et puis, pourquoi faudrait–il aller se recueillir dans un petit cimetière<br />
de campagne, au–dessus d’une dalle moussue. Françoise n’est plus sous cette pierre tombale lavée<br />
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