LIBERTE COULEUR D'HOMME - Les amis d'André Laude
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LIBERTÉ Couleur D’HOMME<br />
Enfin je fus jugé. J’étais absent et présent. <strong>Les</strong> juges prononçaient des mots qui n’étaient pas de<br />
ma tribu. Ils se référaient à des lois que je ne reconnaissais pas. Je fus jugé pour insoumission,<br />
incitation à la désertion, aide à des insoumis. Je fus condamné à cinq ans de prison.<br />
Je fus d’abord enfermé à la prison du Cherche–midi, puis à la prison de T. J’avais tout à<br />
apprendre de la vie carcérale : la monotonie des jours, la solitude des nuits, les rudesses des<br />
gardiens, les saloperies des « matons ». Pour eux j’étais un salaud de traître. C’était d’autant plus<br />
grave pour moi qu’à T. un des gardiens avait eu un fils tué en Algérie, quelques mois plus tôt.<br />
J’étais complice de ceux qui avaient tué son fils. Le régime à T. était exceptionnellement rude car le<br />
directeur de la prison était un véritable fasciste. Il couvrait les exactions de ses employés. Je n’ai<br />
pas la force de ressusciter ici quelques–uns des traitements que ces salauds me firent subir. À peine<br />
évoquerais-je sans m’attarder la canette de bière dont on enfonce le goulot dans l’anus de la<br />
victime. À plusieurs reprises j’eus droit à de sévères passages à tabac qui me laissaient,<br />
passablement ensanglanté, sur le carreau de la cellule. Pour un rien les coups pleuvaient, assénés à<br />
l’endroit le plus fragile du corps, le plus susceptible d’éprouver la douleur.<br />
J’étais dans le quartier des droits communs, livrés à leurs violences. <strong>Les</strong> « Droits communs »<br />
dans toutes les prisons du monde n’ont jamais guère choyé les « Politiques ». J’eus à pâtir des<br />
violences de quelques–uns d’entre ces criminels récidivistes. Leurs mauvais traitements à mon<br />
égard leur valaient, à l’occasion, quelque geste de bonté des gardiens.<br />
J’exigeais, selon la loi, d’être transféré dans le quartier des « Politiques ». On me rit au nez. On<br />
me promit de me faire la peau si j’insistais. Je décidais alors comme d’autres camarades dans<br />
d’autres prisons d’entamer une grève de la faim. Devant mon refus d’absorber la moindre nourriture<br />
ils m’alimentèrent de force, comme on gave une oie. Je vomissais ce qu’il m’avait ingurgité par la<br />
violence. Ils me frappèrent.<br />
Au bout du compte, ma grève de la faim l’emporta. Je fus transféré dans le quartier des<br />
« Politiques ». C’est là que je fis la connaissance d’Ali. Ali était un militant du FLN qui avait<br />
commis plusieurs attentats. Il était doux, grave. Il me raconta son enfance dans les ruelles de la<br />
casbah d’Alger, la tragique mort de son père abattu par un colon un jour au cours d’une dispute. Le<br />
père d’Ali avait été soldat dans l’armée française. Il avait obtenu plusieurs décorations. Après les<br />
massacres de Sétif, il s’était converti au nationalisme.<br />
À vingt ans Ali avait rejoint les rangs de ceux qui faute de n’être pas écoutés, entendus avaient<br />
décidé de prendre les armes. Ali avait été arrêté après un attentat. Il attendait son jugement. Il n’en<br />
parlait pas. Il ne laissait apparaître aucune angoisse. Mais il m’arrivait de le surprendre, songeur,<br />
lointain.<br />
Le jugement d’Ali arriva. Il fut condamné à mort. On le transféra dans une autre prison. Une<br />
dernière fois je l’étreignis entre mes bras. J’avais la gorge déchirée de sanglots, les yeux voilés de<br />
larmes. Je ne savais quoi dire. C’est Ali qui me réconforta. Il me dit qu’il avait confiance en Dieu.<br />
<strong>Les</strong> gardiens l’entraînèrent. Quinze jours plus tard Ali était exécuté.<br />
J’appris à lire et écrire à d’autres détenus algériens. Je n’ignorais pas que beaucoup d’entre eux<br />
n’auraient pas besoin de ce savoir. Mais ils étudiaient comme s’ils devaient vivre encore cent ans.<br />
Ils s’appliquaient avec un orgueil enfantin. Ils étudiaient jusqu’au dernier jour. Puis ils me disaient<br />
adieu. D’autres alors prenaient leur place.<br />
Ces « saisons sauvages » me hantent. Je ne puis les évoquer sans trembler. Des noms resurgissent<br />
de l’ombre : Mohammed, Akli, Mourad, Abdelaziz, Mouloud… Reposez en paix mes compagnons !<br />
C’est en prison que je vécus le « coup d’état légal » qui devait porter au pouvoir le général de<br />
Gaulle pour la seconde fois. Ce fut un nouveau coup terrible. La France à genoux se livrait comme<br />
elle s’était livrée, autrefois, à Pétain. Une France peureuse, frileuse, une France de « prolos »<br />
bousillés, de BOF grassouillets, d’employés timorés, de politiciens affairés. <strong>Les</strong> français<br />
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