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LIBERTE COULEUR D'HOMME - Les amis d'André Laude

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LIBERTÉ Couleur D’HOMME<br />

hurlements, les gémissements des suppliciés qui refusèrent jusqu’au bout d’avouer ce qu’ils<br />

savaient. L’aveu aurait sans doute mis en péril de mort des dizaines d’individus. De longues heures<br />

passèrent, lentes, atroces, entrecoupées de longs silences brusquement rompus par de nouveaux<br />

hurlements. Désespérant sans doute d’arriver à leurs fins, les nazis nous firent éloigner et<br />

dynamitèrent la villa, qui explosa dans un vacarme épouvantable. Des gens s’évanouirent. D’autres<br />

livides serraient les poings. Des regards chargés de haine fusillaient en pensée les bourreaux<br />

arrogants. Quand la fumée se fut dissipée, quand ne resta plus qu’un amas de ruines vaguement<br />

fumantes, nous eûmes le droit de rentrer chez nous.<br />

Toutes ces images, immortelles, de sang, de cruauté impitoyable, ont très certainement travaillé<br />

mon être. Aussi loin que je remonte dans le temps la Liberté apparaît à mes yeux comme une<br />

femme, torse nu, aux seins coupés. C’est sans doute dans ce magma d’horreurs et de violences que<br />

les racines de ma révolte se développèrent, fiévreuses, instinctives, obscures. Qui pourra jamais le<br />

savoir. Cet enfant que je ressuscite ici me semble si étranger, si éloigné. J’ai la sensation de défaire<br />

les bandelettes d’un mort qui ne serait plus que poussière sans nom, de convoquer un fantôme<br />

définitivement enfoui au fond d’un puits profond, profond.<br />

Reparcourir les routes du passé c’est tenter absurdement de recomposer un puzzle dérisoire. Un<br />

puzzle dont à mesure que le temps de l’effort s’élargit, chaque pièce perd toute signification. <strong>Les</strong><br />

images défilent affolées sur l’écran de la mémoire. Laquelle retenir au passage ? Pourquoi celle-là<br />

plutôt qu’une autre. Laquelle est une « clé » ? Le récit d’une vie n’est jamais qu’une suite de « trous<br />

de mémoire » comblés hâtivement de mots pour conjurer le vertige, de fantasmes se portant au<br />

secours de l’oubli, plus ou moins volontaire de mensonges innocents accumulés parce que tout se<br />

mêle dans une confusion brûlante et glacée à la fois.<br />

Une jeune femme nommée Germaine fréquentait ma tante et mon oncle. Elle était originaire de<br />

Lorraine. Émigrée à Paris elle avait pratiqué nombre d’emplois : femme de ménage, ouvrière dans<br />

une poudrerie, vendeuse dans un magasin de la rue Mouffetard. À l’époque, elle avait un peu plus<br />

de trente ans. C’était un fruit du peuple des campagnes. Peu instruite, sa force résidait dans un<br />

instinct violent de survie. Pour elle, depuis l’enfance la vie n’avait été que combats et combats. Du<br />

peuple elle avait les mains dures à l’ouvrage, un respect certain des valeurs « établies », c’est–à–<br />

dire des valeurs bourgeoises. Du peuple elle avait encore la crainte du gendarme, de l’autorité.<br />

Femme humiliée, asservie, elle croyait que les hommes, seuls, avaient qualité pour commander le<br />

monde. La place de la femme se situait dans la cuisine. Elle avait un cœur d’or mais souffrait<br />

d’abominables migraines qui altéraient sa gentillesse. Cette femme se prit de tendresse pour moi.<br />

J’étais le réceptacle de toute une force d’amour gardée en réserve. Germaine devait devenir Mère 2.<br />

Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, j’allais donc me retrouver avec deux mères :<br />

Olga, morte, partie en fumée, la mère mythique, celle que jusqu’à ce jour j’ai comblé sans cesse de<br />

dons naturels, celle que je n’ai jamais cessé d’embellir, celle qu’en secret j’ai souvent et purement<br />

caressée dans les moments difficiles, vers qui je me suis souvent réfugié quand une mésaventure<br />

trop grave venait faire saigner mon cœur, quand un amour me quittait, quand un ami me reprenait<br />

l’amitié, quand la ténèbre me terrorisait plus qu’il ne convenait, quand une mystérieuse nostalgie<br />

broyait mon âme.<br />

Germaine : la mère concrète, celle qui est présente en ces instants graves, essentiels de<br />

l’existence d’un enfant qui apprend à vivre, qui découvre et tente d’épeler les choses, qui se heurte<br />

aux mystères quotidiens, qui ne comprend pas pourquoi il faut soudain descendre à la cave,<br />

hâtivement, en ramassant dans l’ombre quelques habits, quelques objets, parce que des avions<br />

survolent les toits, parce que des mitrailleuses crachent un plomb mortel, parce que le feu de l’enfer<br />

mord les maisons, disloque les rues, cadavérise les jardins. Jusqu’au jour de mon envol, de la<br />

rupture violente, cette femme, en dépit de ses manques, de son ignorance, de ses limites, de son<br />

incompréhension devant certaines conduites et certains choix, malgré son front buté, son pauvre<br />

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