LIBERTÉ Couleur D’HOMME LUMIÈRE LIBERTAIRE - 46 -
LIBERTÉ Couleur D’HOMME La rencontre avec Michel D. devait marquer ma rupture avec mon milieu familial, avec la ville où j’avais vécu mon enfance et ma jeunesse, où j’avais, solitaire, erré en quête de quelque chose d’inconnu, de mystérieux, de sublime. J’étais en marche depuis longtemps, révolté par le monde qui m’entourait, par l’hypocrisie et la veulerie de nombre de gens, par la mesquinerie des existences. Je n’avais plus cessé de maudire le travail qui lamine l’homme, la famille qui étouffe l’individu, les plaisirs et les joies des « honnêtes gens » qui m’écœuraient profondément. Ma « différence » s’accentuait. Longtemps, je n’avais pu mettre un nom sur ma révolte, lui donner un contenu. Mais, grâce à Serge et aux autres, j’avais vu un chemin se dessiner. Je savais dorénavant qu’il y avait une sortie de secours, que je n’étais pas irrémédiablement condamné à pourrir dans un décor mélancolique de gare, de talus maigres, de boutiques aux façades écaillées, de rues aux pavillons grotesques avec leurs pots de fleurs et leurs perrons décorés d’animaux en plâtre. Ma révolte était incandescente. Je ne faisais pas pitié. J’étais sans partage. Je songeais à d’obscures tables rases. Je n’éprouvais qu’un unique désir : dynamiter cette réalité, afin de reconstruire un autre monde sur les ruines. Je brûlais d’impatience. Ceux qui recommandaient la patience, « la patience Camarade », provoquaient des nausées en moi. J’insultais Dieu mais je hurlais après Dieu, sa terrible absence. Mon Dieu était vague, obscur, immense comme la planète. C’était forcément un dieu de lumière, de bonté, de justice. Un dieu de vie. Il n’était pas, ce dieu, un défenseur de la vie lente, grise, triste. C’était un dieu qui appelait la tourmente, la tempête, les sacrés combats, l’apocalypse. Un dieu qui exigeait des créatures qu’elles escaladassent une route qui monte et jamais ne descend. Je me voulais Fils du Soleil, j’écrivais des poèmes maladroits traversés par des peuples d’indiens farouches, rebelles, ensemençant le sol assoiffé de leur sang fertile. Des mustangs humides fendaient la prairie, des guerriers couronnés de plumes rouges, étincelantes, couraient plus vite que le vent fourbu. J’étais confusion et lucidité à la fois. J’étais définitivement acquis à la lutte des classes. Mais je ne pouvais pas m’empêcher de constater que ceux qui luttaient pour « changer le monde », pour abattre le « vieux monde » luttaient dans la plupart des cas avec des armes arrachées à ce même vieux monde. De plus la « lutte sociale » au sens strict du terme ne me suffisait pas. Le simple triomphe de la « justice sociale » et de « l’égalité » – égalité dont je perçus très vite qu’elle consisterait en cas de victoire des révolutionnaires à niveler les individus au niveau le plus bas, le plus médiocre – ne me paraissait pas de nature à créer un monde nouveau qui soit exaltant à vivre. La rage de Rimbaud, celle de Van Gogh et celle de Nietzsche m’avaient profondément marqué. C’est l’homme qu’il fallait refaire de haut en bas. C’est la vie qu’il fallait réinventer. Il devenait nécessaire et urgent de plonger le fer dans tous les domaines de l’existence. J’aspirais à un monde où hommes et femmes pleureraient, unis dans la splendeur d’un coucher de soleil au–dessus d’une forêt romantique, où ils seraient bouleversés par la mort d’un insecte écrasé par le pied aveugle, où ils suffoqueraient devant la vision d’un couple enlacé dans « les portes de la nuit », où ils s’agenouilleraient lorsqu’un barde déclamerait un antique poème brassant étoiles et vagues celtiques, colombes, et tours des cités méditerranéennes, où ils prendraient sans réfléchir les armes à l’apparition de la moindre souillure apportée à la beauté des choses. J’étais désarmé. Mais décidé. - 47 -