LIBERTE COULEUR D'HOMME - Les amis d'André Laude
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LIBERTÉ Couleur D’HOMME<br />
volait à hauteur de pollen, de nuages purs… Je me méfiais de cette dualité qu’on me proposait, la<br />
femme comme sainte, divinité ou comme prostituée. La littérature est pleine de ces images. Mais où<br />
donc était passée la femme réelle, la femme qui souffre, écarte les cuisses, chie (O la souffrance de<br />
Swift à propos de sa chère Célia), vomit, sue, accouche.<br />
J’étais en toute certitude profondément d’accord avec les objectifs que Breton avait énoncés dans<br />
ses manifestes. Mais je ne pouvais pas le suivre complètement, jusqu’au bout, sur les chemins de<br />
l’esthétisme. Dès le départ, mon ambition était de tout dire : la fleur rouge éclatée sur un tas<br />
d’ordures, les silhouettes épousées de deux amants sur le Pont de Nantes, la rude fraternité des rues<br />
et des pauvres, la bouche du volcan engloutissant un cobra, la solitude du jeune terroriste qui écrit,<br />
au deuxième étage d’un bouge mal famé, sa lettre d’adieu à celle qu’il aime parce qu’il sait qu’il va,<br />
deux heures plus tard, abattre le tyran, mais il sait aussi qu’il n’en sortira pas vivant, la rumeur du<br />
ressac à Roscoff, les rires des enfants dans les « slums » hallucinants de Calcutta, le rat qui dévore<br />
la moitié du visage d’un gosse suspendu dans son berceau de bric et de broc, dans le bidonville de<br />
Lima, le cri de douleur de la guerillera dont on vient de trancher les seins comme un soldat aux<br />
èvres limées par la soif tranche fiévreusement une pastèque, la marche des hommes libres nouée à<br />
la marche des astres, le monde entier contenu dans un tesson de verre abandonné sur un flanc de<br />
talus de terrain vague, l’immensité de la vie réfugiée dans le regard d’une marchande de galettes de<br />
maïs à Mexico, le calme des bords de Loire et la fureur des fleuves rougis par le sang des victimes<br />
des caïmans en Amazonie, la mort de la vieille femme après qu’elle ait rapporté l’ultime fagot de<br />
bois dans sa maison obscure, la jungle de poings fermés d’ouvriers insurgés alors que la faux de la<br />
lumière d’été griffe les murs…<br />
Moi, pour dire cela, je n’avais que des mots simples, rudes, lourds de sang, des mots comme<br />
ceux qui fleurissaient dans la gorge de Nazim Hikmet et Yannis Ritsos, Antonio Machado et Miguel<br />
Hernandez, Atahualpa Yupanqui et Nikos Kazantzakis.<br />
Je n’étais pas non plus totalement convaincu que les Surréalistes voulussent vraiment la<br />
Révolution c’est-à-dire l’avènement d’un monde sans hiérarchie, sans dieu ni maître.<br />
Je pressentais qu’ils avaient beaucoup à perdre, quelles que fussent leurs paroles, si une telle<br />
révolution émergeait. Moi, je savais depuis l’enfance que j’avais tout à gagner, et d’abord mes<br />
poignets libres de toutes menottes.<br />
Mais, occitan, l’appel à Esclarmonde, le chant dédié à la fille du Comte de Foix montant la<br />
première sur le bûcher de Montségur, ne pouvaient que m’émouvoir au plus profond.<br />
Pourtant un certain idéalisme de Breton me fâchait beaucoup. Je compris mieux lorsque je me<br />
mis à étudier très soigneusement les rapports entre André Breton et Georges Bataille. Bataille était<br />
convaincu que la lumière ne se gagne qu’au prix de la traversée douloureuse des ténèbres. Qu’il<br />
fallait s’écorcher vif aux épines de la nuit pour espérer déboucher en pleine clarté. La découverte<br />
des Écrits de Laure devait longtemps après me confirmer en cette perspective.<br />
Quant à Breton, s’il s’abandonnait aisément aux prestiges, aux magies de la nuit, en poète, il la<br />
craignait visiblement. Breton avait mis le cap en navigateur solitaire sur le récif de la Clarté, l’Île<br />
des lumières. Il n’éprouvait que dégoût envers la maladie, l’excès, la folie vraie. Dégoût et<br />
inquiétude profonde.<br />
Mais dans cet homme j’aimais qu’une part qui le portait aisément vers les mignardises de<br />
Mallarmé et Valéry, soit contrebattue par une autre part qui ne bâillonnait pas la voix de la révolte,<br />
du blasphème, du refus global. Je vivais Breton comme un être en proie à un partage douloureux, en<br />
fin de compte fertile. Je ne souhaitais plus que le connaître, obtenir si possible son amitié. Je<br />
devinais bien que si un hasard heureux nous faisait nous lier, de sévères discussions auraient lieu<br />
alors. Je ne les craignais pas. Je respectais suffisamment cet homme pour oser me permettre de lui<br />
faire part de mes divergences irréductibles.<br />
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