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LIBERTE COULEUR D'HOMME - Les amis d'André Laude

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LIBERTÉ Couleur D’HOMME<br />

de vacillant. Il me fit songer à Antonin Artaud. La rage de Jacques n’avait pas de limites. Elle<br />

brûlait tout sur son passage. Il avait entendu au pied de la lettre les objurgations de Rimbaud, de<br />

Vaché, de Breton. Il s’acharnait à tenter coûte que coûte de changer de vie. La drogue était un outil<br />

parmi d’autres. Toutes ses forces étaient dirigées contre les limites de peau et de pensée qui nous<br />

retiennent rivés au sol acre, aride, alors que, tel Icare, nous éprouvons la tentation lancinante de<br />

prendre notre envol et d’approcher le soleil qui ne peut être que « noir ». Jacques longeait en<br />

permanence un précipice où hurlaient au fond des monstres échappés des récits d’horreur de<br />

Lovecraft. Je pressentais obscurément que ce jeune homme de feu et de colère ne vivrait pas vieux<br />

parmi les troupeaux de la soumission et de la servilité. Horrible prédiction qui s’avéra juste. Je ne<br />

sais ce qui nous porta l’un vers l’autre. Toujours est-il que nous devînmes vite deux inséparables. Il<br />

vivait encore chez ses parents, d’insolites et admirables parents. Sa mère était une femme douce,<br />

particulièrement instruite mais qui craignait quelque peu le voisinage des volcans et laves<br />

surréalistes. Le père, un fonctionnaire sans éclat apparent, avait une passion dévorante : Gérard de<br />

Nerval. Il avait consacré plusieurs études au poète d’Aurélia, études qui de l’avis de son fils étaient<br />

loin d’être négligeables. Nerval était le carrefour où se croisaient les routes de ces deux hommes<br />

que séparaient plusieurs générations, l’expérience.<br />

Jacques et moi nous nous réfugions dans la petite chambre encombrée de livres, de dessins,<br />

d’objets récupérés dans quelque brocante, sur quelque décharge publique. Nous écoutions des<br />

disques de jazz, des musiques « primitives ». Nous nous lisions mutuellement nos textes. Jacques<br />

écrivait comme on griffe le papier. Ses proses, ses poèmes opéraient au plus profond de l’être<br />

humain, là où Eros et Thanatos s’empoignent en un combat décisif. Leur rythme était haletant le<br />

plus souvent. Ce rythme restituait bien l’impatience vécue par Jacques, impatience qui était mienne.<br />

Quelques–uns de ces textes ont été publiés, quelques années après sa fin tragique. Mais je songe à<br />

d’autres qui demeurent inédits et dont j’avais reçu la marque en Z, tels ces Cris de l’écriture qu’il<br />

conviendrait, pour le bénéfice des jeunes révoltés d’aujourd’hui, d’arracher à leur clandestinité.<br />

Je voyais Jacques presque chaque jour, sauf lorsque j’étais absent de Paris pour aller mener<br />

ailleurs d’autres combats où ceux qui y participaient recouraient à des armes beaucoup plus<br />

classiques. Mais quand nous étions ensemble c’était folle vie. Nous allions au cinéma jusqu’au<br />

vertige. <strong>Les</strong> bouches fardées des grandes stars hollywoodiennes nous étaient rendez–vous<br />

quotidiens. En bons surréalistes que nous étions, que nous souhaitions être, nous n’évitions pas des<br />

films idiots sachant qu’il y avait peut–être, blotti au cœur de ces bandes, à l’insu de tous d’ailleurs,<br />

un moment de poésie ravageuse, un éclair entre deux nuits. L’iconoclastie des Marx Brothers nous<br />

enchantait, mais tel navet de Delannoy ou de Léo Joannon, transfigurés par nos regards, pouvait<br />

déboucher sans prévenir sur une prairie de merveilles. Vigo et Bunuel étaient nos dieux. <strong>Les</strong> jambes de<br />

Cyd Charisse nous faisaient traverser au pas de course Paris, les yeux de Lauren Bacall nous<br />

plongeaient dans une songerie sans nom, le bas de Marlène Dietrich dans l’Ange bleu nous faisait ciller<br />

et Jean Harlow avait droit à nos aveux chavirés.<br />

Un jour, nous décidâmes de passer aux actes. Puisque le cinéma nous fascinait tant nous allions<br />

tourner un petit film. Nous concoctâmes un scénario aussi délirant que ceux qu’écrivaient Robert<br />

Desnos et Benjamin Péret. Cela s’appelait La Vie ne tient qu’à un fil. C’était une farce d’humour<br />

noir, l’histoire tragique d’un homme décidé au suicide mais qui rate chacune de ses tentatives. Nous<br />

avions rassemblé quelque argent, le matériel minimum, quelques <strong>amis</strong> techniciens. Il y avait une<br />

scène invraisemblable qui se passait dans la cage d’ascenseur du vieil immeuble où habitait<br />

Jacques. Ce fut un tournage homérique. Il ne fut jamais vraiment achevé. Nous passâmes à autre<br />

chose. Surtout ne pas rester immobiles, ne pas s’enfermer.<br />

Il y eut d’étonnantes dérives à travers Paris. Nous avions toute confiance dans le hasard objectif.<br />

Nous aussi nous étions en quête de Nadja. Nous parcourions des faubourgs tristes, des ruelles mal<br />

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