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LIBERTE COULEUR D'HOMME - Les amis d'André Laude

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LIBERTÉ Couleur D’HOMME<br />

Cette femme avait visiblement une culture soignée. De percutantes formules ponctuaient son<br />

propos. C’est au dessert, ou plus précisément aux fromages, qu’il se passa quelque chose qui devait<br />

graver à tout jamais cette soirée dans ma mémoire. Nous étions en pleine canicule de juillet. Malgré<br />

le ventilateur en fonction, le luxueux appartement du seizième arrondissement où nous étions<br />

accueillis restait une cloche de chaleur, en dépit de l’heure relativement avancée. Ma voisine<br />

demanda à la maîtresse de maison, qu’elle semblait par ailleurs parfaitement connaître, puisque son<br />

vouvoiement emprunta des tonalités intimes de tutoiement affectueux, la permission de se mettre<br />

quelque peu à l’aise. Ce qu’aussitôt accorda, avec un tendre sourire, notre hôtesse. C’est alors que<br />

mon regard accrocha le bras gauche, maintenant nu, de ma voisine. Un chiffre était tatoué sur la<br />

peau de l’avant–bras. Et ce chiffre, moi qui ai de plus en plus des « trous de mémoire », je ne l’ai<br />

jamais oublié : 27.747.<br />

Je n’ignorais pas ce que ce chiffre révélait. Ma voisine avait été déportée durant la sombre<br />

époque. Un désir profond de l’interroger à ce propos m’envahit aussitôt brusquement. Désir refréné<br />

par la conscience qu’il n’était pas de bon goût de troubler une rencontre amicale, entre gens affables<br />

et détendus, avec l’évocation d’horreurs sans nom. J’engloutissais ma part de fromage de corse en<br />

m’efforçant de ne penser à rien d’autre qu’aux propos légèrement décousus qui s’échangeaient<br />

autour de la table. Je me mis même à fixer outrageusement dans les yeux une jeune femme que<br />

j’avais, dès le départ, trouvée fort séduisante et qui était installée à l’autre extrémité de la table.<br />

Cette jeune femme n’était pas sans m’évoquer la grande actrice de cinéma que je vénère par dessus<br />

tout parce qu’elle fut autre chose qu’une mécanique sexuelle manipulée, qu’une star d’affiche<br />

hollywoodienne, parce qu’elle fut, en solitude et en malheur, une femme en lutte, je veux dire<br />

Louise Brooks. La jeune femme des années 60 avait donc quelque chose d'indiscernable qui me<br />

rappelait la beauté énigmatique de la merveilleuse « Lulu » de Pabst. Son mari s’entretenait avec<br />

l’époux de la maîtresse de maison. Aux rares mots qui me parvenaient, je comprenais qu’il<br />

s’agissait de très délicats problèmes de développement économique en Asie. Il ne pouvait donc voir<br />

mon jeu. À un moment, la jeune femme, « violée » par mon regard intense, fit un geste maladroit et<br />

renversa son verre. On jeta une petite poignée de sel sur la nappe. On ironisa gentiment sur sa<br />

maladresse. Elle eut à mon attention comme une lueur de reproche sans méchanceté dans les yeux.<br />

Puis elle s’intégra à une autre conversation, avec le couple qui lui faisait face, lui musicien de jazz<br />

né à Harlem, elle suédoise particulièrement « sexy ».<br />

Mon désir d’interpeller ma voisine n’avait pas diminué. N’y pouvant plus tenir, je bafouillais je<br />

ne sais trop quelle phrase idiote en désignant du doigt le matricule tatoué sur son avant–bras. Je<br />

m’attendais à être rabroué ou doucement évincé. Je fus assez étonné. Comme si elle se remémorait<br />

une ancienne partie de campagne ma voisine commença à évoquer le temps de la « nuit et du<br />

brouillard ». À ressusciter devrais–je plutôt dire. En phrases simples, nues, elle dressait le décor<br />

terrifiant du supplice. Elle parlait d’une voix douce, sans colère ni haine. J’étais abasourdi. J’avais<br />

quasiment fermé les yeux. <strong>Les</strong> conversations des convives ne me parvenaient plus que comme à<br />

travers un épais mur d’ouate. En vérité, j’étais à Treblinka, à Sodibor, à Bergen Belsen, au ravin de<br />

Babi Yar, à Maïdanek, à Ravensbrûck, j’étais dans chaque enfer bâti par des monstres à visage<br />

humain. Avec des enfants juifs, des tziganes, des vieillards épuisés, des mères affolées, avec des<br />

loques humaines, des lambeaux d’êtres aux jambes gonflées, aux poitrines rauques, aux estomacs<br />

désespérément délabrés, aux regards usés par les injures et les brutalités. Je piétinais dans la neige<br />

de décembre, la boue d’octobre. Avec tout ce peuple de l’ombre je frémissais parce qu’un oiseau<br />

avait lointainement sifflé, par–dessus la tête des bourreaux casqués. Avec tout ce peuple écorché vif<br />

je me traînais jusqu’aux travaux forcés, j’ahanais au fond des usines souterraines d’armement, je<br />

tremblais d’angoisse à la voix des geôliers, je tentais lamentablement de fuir les crocs des chiens–<br />

loups exacerbés. Avec tout ce peuple de silence et d’abîme j’essayais de chercher le sommeil, dans<br />

la pouillerie des baraquements, un sommeil déchiqueté par les lanières des schlagues. Avec tout ce<br />

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