LIBERTE COULEUR D'HOMME - Les amis d'André Laude
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LIBERTÉ Couleur D’HOMME<br />
Lyonnais.<br />
J’ai bien changé. À l’époque il suffisait d’un mot de mon père – levé toujours le premier – pour<br />
m’arracher au sommeil et à la douceur des draps lavés par Maman. Je bondissais hors du lit. Je<br />
savais que Papa avait préparé un grand bol de café noir et des tartines que j’engloutissais tout en<br />
enfilant mes vêtements, en me peignant. J’étais imberbe, j’échappais donc à la corvée quotidienne<br />
du rasage. <strong>Les</strong> speakers de Radio Luxembourg nous exhortaient à partir au labeur, le sourire aux<br />
lèvres. <strong>Les</strong> chansons diffusées sur l’antenne à cette heure parlaient toutes de joie de vivre, de plages,<br />
d’amours qui n’en finissaient jamais, de passions brûlantes, de pays exotiques, d’avenir radieux<br />
pour ceux qui s’aiment. Je commençais ma dissidence à moi. J’exécrais ces chansons, ces voix<br />
optimistes ou qui s’efforçaient de le paraître. Je haïssais mon métier. J’avais déjà attrapé un étrange<br />
virus. Je rêvais à une autre vie. Mes yeux traversaient les murs de ma banlieue et fuyaient vers des<br />
horizons inconnus. J’entendais des sirènes de navires s’arrachant aux quais avec fracas. J’étais<br />
propre, j’avais le ventre rempli comme il faut, j’étais malheureux.<br />
Mais ne brûlons pas les étapes. Revenons, si vous le permettez, cher lecteur, vers ce gosse que je<br />
fus. Soutenez ma marche, mon retour après tant de fuites et détours, tant de piétinements fourbus,<br />
vers la source originelle, vers l’obscur terreau. Alors qu’aujourd’hui j’ai en toute logique vécu plus<br />
de la moitié de la vie que Dieu – ou diable – m’a donnée –, la nette image fend soudain comme<br />
l’éclair mon sommeil agité et me redresse, le souffle court, la poitrine oppressée au cœur de la nuit,<br />
dans le fouillis des draps griffés par les ongles de l’angoisse.<br />
Oui, revenons à Aulnay-sous-Bois. À cette ville de merde que je n’ai pas revisitée depuis plus de<br />
quinze ans, qui est là toute ; proche, toujours semblable avec ses pavillons alignés le long des rues<br />
bordées de jardins potagers où quelques fleurs mettent des taches de poésie urbaine. À cette ville–<br />
ventre où j’ai grandi. À cette ville–cimetière où j’ai hurlé comme un orphelin, où chaque passage de<br />
train déchirait ma poitrine de gosse rêveur, où chaque talus m’apparaissait comme une ouverture sur<br />
un jardin des délices. Je n’avais pas encore l’âge de bien réaliser que tout jardin est jardin des<br />
supplices. L’enfance s’accroche, elle meurt avec une lenteur émouvante. <strong>Les</strong> épines dans les veines<br />
mettent du temps à parvenir jusqu’au cœur qu’elles transpercent et font saigner.<br />
C’est vrai, je ne suis jamais retourné à Aulnay-sous-Bois depuis plus d’une décennie de peur d’y<br />
croiser le long du canal de l’Ourcq le fantôme de ma jeunesse qui aurait forcément le teint blafard<br />
d’Alfred de Musset errant sous les lanternes du crépuscule. Parfois, l’envie folle me prend de bondir<br />
dans un train, un taxi, la voiture d’un ami, de pénétrer incognito la ville, de refaire le parcours de<br />
toutes ces années éteintes, de confronter l’homme adulte au gosse, à l’adolescent du début des<br />
années 50, d’aller traîner du côté du Prado, du Palace, du Français où mes premières amours<br />
avaient pour partenaires des stars de Hollywood : Bette Davis, Joan Crawford, Lauren Bacall,<br />
Ingrid Bergman, Jennifer Jones, Rita Hayworth…<br />
C’est donc à Aulnay–sous–bois que je fis mes premiers pas, entouré de femmes, très vite, car<br />
mon père partit quelques mois après ma naissance combattre en Espagne dans les rangs<br />
communistes. Mon père était né au Cateau dans le nord, une région triste, laborieuse, économe, dure<br />
à l’ouvrage où les fièvres et les passions contenues durant de longs mois éclataient à l’occasion des<br />
fameuses « ducasses », fêtes grasses couronnées de saucisses, de cornets de frites, de bocks de<br />
bière.<br />
Mon père descendit très tôt dans la mine comme la quasi totalité des enfants du pays. Il apprit à<br />
pousser jusqu’à l’épuisement les wagonnets chargés à ras, puis à extirper le charbon des parois. Il<br />
apprit à suer sang et eau, à ramper, à avoir peur du coup de grisou imprévisible, de l’effondrement<br />
des charpentes. En ce temps–là, comme aujourd’hui, la peau d’un travailleur ne valait pas cher et<br />
combien d’assassinats commis par des patrons furent gentiment camouflés en accidents du travail. Il<br />
apprit à encaisser les ordres, les commandements, les réprimandes, les coups de gueule des<br />
contremaîtres. Il apprit à fermer sa « gueule » et à serrer les poings de rage. Il apprit à devenir un<br />
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