LIBERTE COULEUR D'HOMME - Les amis d'André Laude
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LIBERTÉ Couleur D’HOMME<br />
les trains helvétiques. En blouse blanche. Fini les temps héroïques des chauffeurs et mécaniciens<br />
balayés par les vents, noirs de charbon, pareils à des ombres de théâtre chinois face à la gueule du<br />
four. La technologie moderne avait renvoyé aux oubliettes ces images apocalyptiques. André<br />
exerçait une profession qui exigeait un vrai doigté de chirurgien. Plus la moindre escarbille dans<br />
l’œil. Mais des manettes électriques, des tableaux de bord luxuriants. Qu’importé si la fable en avait<br />
pris un coup. Il était heureux tant au travail qu’à la maison. Marié, père de famille, travailleur<br />
ponctuel, il pataugeait en plein dans ce « bonheur suisse » dont les cinéastes Tanner, Goretta et<br />
quelques autres se font un malin plaisir d’arracher les masques. Mais à chacun sa liberté !<br />
À l’École, André avait un succès fou. C’était un imitateur hors–pair. Mieux que cela même. Son<br />
numéro de bravoure consistait à restituer l’atmosphère de la gare de Zurich. Tout y était : l’arrivée,<br />
le départ des trains, les bribes de conversations saisies au vol, les annonces au micro, les bruits des<br />
véhicules charriant les bagages, les pleurs des enfants énervés, les appels des gens se cherchant dans<br />
la foule. Il y avait deux cours privilégiés durant lesquels André affectionnait de donner son<br />
« récital ». D’abord celui de Mademoiselle Nocturne. Elle s’appelait véritablement ainsi. Nous<br />
l’avions surnommée « Nocturne de Chopin ». Et pour cause. Elle était professeur de musique.<br />
C’était une « vieille fille » ainsi que l’on dit. Par conviction. Aujourd’hui encore, en y songeant,<br />
j’en doute fort. Je suis plus enclin à penser que simplement et tristement Mademoiselle Nocturne<br />
était restée célibataire parce que jamais un homme ne lui avait proposé de l’épouser, jamais elle<br />
n’avait eu la révélation de la passion humaine. Peut-être, tout au plus, avait-elle aimé quelque<br />
professeur, en silence et en cachant son jeu. <strong>Les</strong> années avaient succédé aux années. De plus,<br />
Mademoiselle Nocturne n’était pas une Rita Hayworth. Timide sans doute elle s’était enfoncée dans<br />
une espèce de « veuvage » sans époux mort à déplorer, à regretter. La solitude était devenue son<br />
royaume. Je crois qu’elle craignait assez la bande de garnements à laquelle elle était censée<br />
enseigner les rudiments du solfège et les beautés de Mozart, Bach, Haydn.<br />
Nous étions cruels à son égard. Car, de plus, elle était affectée d’une sorte « d’infirmité »,<br />
inexcusable selon nos jeunes esprits dévoyés. Elle portait «perruque». Alors, pour nous, il s’agissait<br />
de faire en sorte de la bousculer afin que sa perruque perdit l’équilibre et que le rouge de la honte<br />
envahisse ses joues maigres.<br />
Mais le pire ce fut, je crois le jour où nous cachâmes dans son harmonium portatif un orvet. Elle<br />
commença son cours normalement, faisant courir ses doigts le long des touches. Puis, soudain, elle<br />
poussa un hurlement d’effroi. Ses doigts venaient de rentrer en contact avec l’orvet. Elle s’écroula<br />
sur sa chaise, à demi–évanouie. Le directeur qui passait par là fut alerté par le vacarme. Il pénétra<br />
dans la classe, et en quelques secondes, prit la mesure de l’événement. <strong>Les</strong> punitions plurent comme<br />
feuilles mortes en automne.<br />
Le directeur était un homme très massif. Avec une grosse moustache grise, des yeux presque<br />
toujours tristes, sinon navrés. Il marchait légèrement voûté comme s’il avait voulu masquer sa haute<br />
silhouette. Mr D. s’était chargé du cours d’Éducation civique. Il tentait de nous inculquer les<br />
rudiments classiques du respect des vieilles gens, de l’obéissance aux autorités, de la grandeur qui<br />
résidait dans le fait de ne pas cracher par terre, de donner sa place dans le train à lune personne<br />
âgée, à une femme enceinte. Le malheur pour Mr D. voulait qu’il fut sourd comme un pot. On ne se<br />
gênait pas pour profiter de l’aubaine. C’est alors qu’André Kopf se déchaînait « Imite les trains<br />
dans la gare de Zurich » suppliaient les enfants de la classe. André ne se faisait pas prier. Et les<br />
enfants plies en deux, de pouffer de rire, de jeter par–dessus les tables des avions en papier. Mr D.<br />
n’était pas dupe. Il savait où situer les coupables. Et d’une voix monocorde il scandait son cours<br />
devenu inaudible de la sentence sempiternellement répétée :<br />
– <strong>Laude</strong>, cent lignes<br />
– Kopf, trois cents lignes<br />
– <strong>Laude</strong>, deux heures de « colle »<br />
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