LIBERTE COULEUR D'HOMME - Les amis d'André Laude
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LIBERTÉ Couleur D’HOMME<br />
À San Francisco, je rencontrais des jeunes gens fous de poésie, d’écriture, de randonnées folles à<br />
travers le pays dans des bagnoles déglinguées, fous de jazz, de spiritualité, de vin et d’amitié. Ils<br />
s’appelaient Allen Ginsberg, Peter Orlovsky, Gary Snyder, Gregory Corso, Jack Kerouac, Lawrence<br />
Ferlinghetti. Ils avaient pour ami l’écrivain William Burroughs plus âgé qu’eux. Depuis une récente<br />
mémorable lecture publique de leurs poèmes, les journaux commençaient à parler d’eux en les<br />
appelant les poètes beat. La Beat génération commençait à s’imposer. Il faut dire que ses membres<br />
faisaient ce qu’il fallait pour qu’on ne les oublie pas. Jeunes, vigoureux, insolents, héritiers de<br />
Whitman – un Whitman qui aurait fumé la marijuana, balancé au rythme du jazz cool et aurait eu<br />
pour livre de chevet le Yi King – ils renouvelaient le sang de la poésie américaine. Il l’arrachait aux<br />
bibliothèques, la jetait sur la route, à travers vallées et canyons, Rocheuses et Middle West.<br />
Je me liais d’amitié et d’affection avec la plupart d’entre eux. Beaucoup sont devenus célèbres,<br />
mais, installés dans une vraie maison ou non, ils continuent toujours de « faire la route », avec leur<br />
baluchon de songes, de désirs, de révolte. Ils n’ont pas renoncé à trouver la voie, la « vraie vie ».<br />
D’autres sont morts brisés par la drogue, la haute tension de leur esprit, le combat spirituel et<br />
physique, ou la désillusion : Jack Kerouac, Neil Cassady.<br />
En leur compagnie, je vécus quelques belles et rares heures de délire, d’élan lyrique. Kerouac<br />
brûlait la chandelle par les deux bouts. Il m’enthousiasma. Il fonçait avec son angoisse de grand<br />
même. Allen entendait de plus en plus les voix de l’Orient. Sa bonté était déjà « bouddhique ».<br />
Il y eut quelques sacrées beuveries. La drogue m’ouvrit de nouvelles portes de perception. Je me<br />
libérais du carcan d’une vieille culture qui pesait sur mes épaules, entravait mon envol d’Icare. Eux,<br />
étaient d’une certaine façon plus libres. Ils appartenaient à un pays encore inachevé. Moi, en<br />
Europe, je n’avais pas d’autre ligne d’horizon que le mur d’en face. J’étais l’otage d’un espace clos,<br />
fini, pétrifié. Peu avant mon départ, avec quelques–uns d’entre eux, j’allais saluer Miller sur son<br />
perchoir au–dessus des profondeurs bleutées du Pacifique. Mes yeux s’emparèrent d’un territoire<br />
illimité. Il y eut des noces de lumière et d’eau, d’espace et d’air. Henry plissait malicieusement les<br />
yeux. Il peignait des aquarelles, jolies et naïves. Il dialoguait avec les forces de vie. Il jetait sur le<br />
tohu–bohu humain un regard fraternel et lucide. Il fut heureux d’apprendre que je connaissais<br />
Joseph Delteil qu’il admirait profondément. Nous fîmes une longue promenade le long des falaises<br />
abruptes. Le soleil, à l’horizon, s’enfonçait dans l’océan dans une gerbe d’étincelles. J’eus la<br />
sensation, durant un bref moment, d’être devenu immortel.<br />
C’est la tristesse au cœur que je repris l’avion pour Paris. Mais nous étions sûrs de nous<br />
retrouver un jour sur la terre. Je retrouvais le Paris que j’avais quitté. La guerre continuait avec<br />
chaque jour son lot de morts, la répression continuait elle aussi. Le Libertaire était saisi<br />
pratiquement chaque semaine. Nos moyens s’effilochaient. De plus, la crise interne déchirait de<br />
plus belle l’organisation. Cette crise ce fut la mise hors-la-loi, pure et simple, qui y mit un terme.<br />
J’étais un insoumis recherché. Je n’avais plus de domicile fixe. Je changeais fréquemment de<br />
logement. J’habitais chez des <strong>amis</strong> sûrs. Il me fallait dans la rue redoubler d’attention, ne pas<br />
susciter la curiosité d’un flic. Éviter les contrôles d’identité. Je n’avais pas d’amour. Je jouais au<br />
chat et à la souris avec les autorités. J’avais repris mes activités secrètes. J’avais appris à dépister un<br />
flic possible dans le métro, à m’arrêter négligemment devant une vitrine pour vérifier si je n’étais<br />
pas suivi, surveillé. C’était tragique de vivre avec son secret au milieu des gens de mon pays. Il me<br />
fallait écouter malgré moi, dans le métro, dans un café où j’avais un rendez–vous, des propos<br />
atrocement racistes, quasi nazis. La « vox populi » n’exprimait que mépris et haine pour les<br />
« ratons » les « bougnoules ». À mort ! À mort ! Le gouvernement accédait au vœu de la « vox<br />
populi » de temps à autre. Alors, dans une cellule de prison, un peu avant l’aube, un homme était<br />
réveillé par les gardiens. Des messieurs très sombres, très graves accompagnaient ces gardiens.<br />
L’homme avait compris aussitôt de quoi il s’agissait. Machinalement, il caressait nerveusement son<br />
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