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LIBERTE COULEUR D'HOMME - Les amis d'André Laude

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LIBERTÉ Couleur D’HOMME<br />

doute obscurément jaloux de ma relation avec sa sœur, me provoqua. Il s’agissait de sauter, du haut<br />

de la grange, sur un immense tas de foin. Précautionneux, malgré mon jeune âge et mon peu<br />

d’expérience campagnarde, je vérifiai si quelque fourche n’avait pas été abandonnée sur cette<br />

meule. Je ne trouvai rien. Joseph sauta le premier. Un saut assez brillant. À mon tour, après un clin<br />

d’œil langoureux à Marie, je m’élançai… je m’enfonçai dans le foin odorant, presque sec… et<br />

poussai un hurlement. Une douleur atroce déchirait ma cuisse gauche. J’écartai, à demi évanoui, la<br />

masse de foin, et alors je crûs m’évanouir pour de bon. <strong>Les</strong> dents d’une fourche traversaient de part<br />

en part ma cuisse qui saignait abondamment. Cette fois–là, Marie ne resta pas pétrifiée. Elle courut<br />

en direction de la ferme, les yeux noyés de larmes, essoufflée. Quelques instants plus tard son père<br />

apparut dans mon champ de vision. En deux secondes il prit la mesure de l’affaire. Il n’hésita pas<br />

une seconde. Il me fixa droit dans les yeux : « Serre les dents mon garçon, ça va faire mal mais il le<br />

faut ». Je serrai les dents. D’un mouvement rapide, il referma sa main sur le manche de la fourche.<br />

En un éclair ma chair blessée rejeta les dents de l’outil. Je poussai un cri de souffrance et perdis<br />

connaissance. Quand je rouvris les yeux, j’étais couché dans l’immense alcôve. Le cousin tenait une<br />

bouteille d’alcool à la main dont il avait réussi à introduire le goulot entre mes mâchoires serrées.<br />

Ce fut mon premier contact avec l’alcool. Marie était là tout près de moi. Elle posa sur mon front un<br />

baiser parfumé. Joseph se taisait. Je ne regrettais rien.<br />

<strong>Les</strong> jours succédaient aux jours, les saisons aux saisons. J’étais devenu robuste et brun de peau.<br />

J’apprenais avec Joseph à dénicher les oiseaux, à battre la campagne en quête de quelque menu<br />

butin de chasse, à grimper aux arbres. Enfin, nous étions devenus compagnons inséparables. Avec<br />

Marie entre nous, fière de ses deux gaillards, de ses deux garnements. <strong>Les</strong> parents étaient vraiment<br />

gentils. Un jour, alors que j’étais seul, pénétrant dans la cuisine, je trouvai Tantine – j’avais pris<br />

l’habitude de la nommer ainsi – les yeux rouges, remplis de larmes. Je lui demandai ce qu’elle avait.<br />

Elle ne me répondit pas. Elle se contenta de me serrer très fort contre sa poitrine généreuse en<br />

m’embrassant sur le front, dans les cheveux. Ce n’est que beaucoup plus tard que je devais faire le<br />

lien entre cette scène et la fin horrible de ma mère. On me tint à l’écart de cette tragédie jusqu’au<br />

jour où à cause de mes demandes réitérées – je m’étonnais de ne pas recevoir de lettres de ma mère<br />

– on m’avoua précautionneusement la vérité, du moins une part de la vérité, car si l’on m’apprit que<br />

ma mère était morte, on ne me communiqua pas les circonstances exactes de cette mort. On évoqua<br />

devant moi une douloureuse maladie. La tendresse de Marie, l’amitié de Joseph jetèrent un baume<br />

sur ma douleur. Mais il y avait dorénavant une brèche définitive dans mon être. Il arrivait que le<br />

visage de ma mère – un visage fait de souvenirs un peu flous et d’imagination à cause de<br />

l’éloignement dans le temps – m’arrachât au sommeil, la chair couverte d’une sueur d’angoisse.<br />

De mon père, non plus, je n’avais guère de nouvelles, sinon à travers quelques messages que des<br />

membres de ma famille adressaient de temps à autre à Tantine et à son mari. Je ne pouvais pas<br />

savoir que mon père était entré, avant même l’appel du général de Gaulle, dans la Résistance, qu’il<br />

était devenu un important chef de réseau. Il allait d’ailleurs connaître à plusieurs reprises<br />

l’arrestation, la torture. Il allait, plusieurs fois, comme par miracle, échapper à l’exécution. À<br />

chaque évasion, il courut mille périls qu’il évoquait, des années plus tard, lors de nos rares moments<br />

d’intimité. Il y a un épisode que je n’ai jamais oublié. C’était sa deuxième ou troisième évasion<br />

d’Allemagne. À la sortie du territoire allemand, mon père fut pris en charge par une organisation<br />

d’aide aux évadés dont le responsable était un garde–chasse alsacien. Ce garde–chasse ne parlait<br />

pas un mot de français mais il était de tout cœur français. Son fils avait été engagé de force dans la<br />

Wehrmacht, il devait d’ailleurs mourir fusillé lors d’une tentative de désertion. Cet homme<br />

connaissait la forêt comme le fond de sa poche. Ses fonctions lui permettaient de se déplacer sans<br />

attirer, à priori, l’attention et la méfiance des occupants. Il avait un courage calme, une audace sans<br />

emphase. Il risquait sa peau sans rien dire. C’est donc lui qui, avec quelques compagnons résistants,<br />

récupéra mon père et deux ou trois autres évadés. Le groupe marchait en silence dans la forêt<br />

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