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LIBERTE COULEUR D'HOMME - Les amis d'André Laude

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LIBERTÉ Couleur D’HOMME<br />

convive apparut dans l’embrasure, jetant un regard circulaire pour vérifier sans doute si tout allait<br />

bien. Je retirai précipitamment ma main. À cet instant précis s’achevèrent mes troubles amours avec<br />

ma « lointaine et brumeuse cousine ». Mais le sexe, sans que je le sache très bien, était entré dans<br />

ma vie. Je grandissais normalement si l’on peut dire. J’allais à l’école, rue Paul Bert, où mes<br />

condisciples m’avaient surnommé, mi–copains mi–moqueurs, « l’eau de Vichy ». Ils ne savaient<br />

pas, les bougres – et moi non plus d’ailleurs – que mon nom était très ancien, un très vieux nom<br />

latin qui veut dire « louange, célébration ». C’est bien plus tard, quand j’appris que dans les<br />

couvents on chantait, aux aurores « <strong>Laude</strong>s et matines », quand je découvris en profondeur mes<br />

racines occitanes, que je devins fier de mon nom. J’ai longtemps rêvé de m’appeler autrement,<br />

révolte banale et classique contre le Père, contre le patronyme imposé. Sans doute un désir de faire<br />

preuve de ma liberté. Cela dit, devenu une « grande personne » je recours toujours aux<br />

pseudonymes et pas seulement pour des raisons « utilitaires » (demeurer ignoré de la police parce<br />

qu’on rédige des textes violemment contestataires, véritables outrages aux bonnes mœurs et aux lois<br />

de l’État ; respecter la règle qui veut qu’on ne publie pas sous le même nom et dans deux journaux<br />

différents deux articles consacrés au même sujet). Non, je sais aujourd’hui que pour moi le recours<br />

aux pseudonymes a le même sens que pour le grand poète portugais – peut–être un des plus grands,<br />

sinon le plus grand – Fernando Pessoa, lequel dans une succession d’éclairs brefs s’inventa une<br />

série d’hétéronymes dont les trois principaux sont Ricardo Reis, Alberto Caeiro, Alvaro de Campos.<br />

Chacun était un individu autonome, avec sa biographie propre, ses avatars personnels, ses propres<br />

influences, sa philosophie spécifique, son style unique. Pessoa, qui fut un étrange bonhomme, très<br />

souvent sans domicile fixe, qui, après une enfance en Afrique du Sud revint vivre à Lisbonne, au<br />

bord du Tage, où il exerça de modestes métiers, (essentiellement celui de correspondant étranger<br />

pour des firmes commerciales) était un homme très fin, très cultivé, très en avance sur son époque.<br />

Il avait sans doute assez étudié le bouddhisme pour savoir que le « moi » n’est qu’un agglomérat de<br />

sensations, de pulsions obscures et antagonistes, de pressentiments vagues. Par honnêteté<br />

intellectuelle, sans doute, Pessoa, hanté par une myriade de « moi », voulut donner la parole à<br />

chacun de ces locataires abusifs. Il en résulta une œuvre fort étrange, puissante, à laquelle il<br />

convient d’ajouter les textes tout simplement signés Pessoa. Au lecteur ignorant qui désirerait en<br />

savoir plus je recommande l’excellent « Poète d’aujourd’hui » dû à Armand Guibert. Je signalerai<br />

encore la récente parution d’une anthologie–dossier Masques sans visage, toujours due au fidèle<br />

Armand Guibert, ainsi qu’un remarquable essai écrit par le grand et perspicace poète mexicain<br />

Octavio Paz qui traduisit, il y a déjà longtemps, Pessoa en langue espagnole.<br />

Je grandissais donc, entre Père et Mère 2. Père était devenu muet, sombre. Il s’éloignait. Rares<br />

étaient déjà nos moments d’échanges. Il se passait en lui quelque chose comme une régression. Lui<br />

qui, durant sa jeunesse avait vécu un rêve collectif intense, se défaisait, maille après maille. Je<br />

notais chaque jour une révolte grandissante en lui, mais une révolte qui virait non au clair, mais à la<br />

nuit. L’humanité entière devenait peu à peu l’ennemi n° 1 de mon père. Cet homme qui s’était<br />

beaucoup battu, qui avait pris mille risques froidement, qui avait tué, torturé peut–être au nom de la<br />

« Cause » – avec un C majuscule –, qui avait connu le fouet, l’angoisse de l’aube quand on s’attend<br />

à être emmené au peloton d’exécution, qui n’avait jamais renoncé, qui avait vingt fois entendu les<br />

balles siffler à ses oreilles, qui avait vu tomber ses meilleurs compagnons de lutte, qui avait serré les<br />

mâchoires durant les nuits de l’oppression et du brouillard, qui avait délaissé ses enfants, son<br />

épouse pour partir affronter l’ennemi, cet homme se vidait, matin après matin, de sa substance. Il<br />

devenait de plus en plus violent, de plus en plus vindicatif, de plus en plus hargneux. Il se vautrait<br />

dans la médiocrité comme un porc se vautre dans sa bauge. Lui qui n’avait, il faut bien le<br />

reconnaître, jamais vraiment lu et qui ignorait tout de la théorie marxiste, lui qui ne fut guère qu’un<br />

homme d’action, ne savait plus se délecter qu’à la lecture de médiocres et vulgaires magazines tels<br />

Détective, A tout cœur. Radio–Luxembourg avec ses émissions de variétés, avec son inénarrable<br />

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