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LIBERTE COULEUR D'HOMME - Les amis d'André Laude

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LIBERTÉ Couleur D’HOMME<br />

peuple fantomatique, je croyais devenir fou devant un déporté condamné à mort pour le bon plaisir,<br />

exécuté publiquement. Ma voisine parlait. Elle feuilletait sans violence de ton un album<br />

photographique horrible. Elle s’efforçait de faire passer dans les mots toute la douleur indicible, tout<br />

le vertige vécu. Soudain, un nom me transperça littéralement. Ma voisine venait d’évoquer une de<br />

ses compagnes de camp dont elle gardait un souvenir ébloui à cause de la dignité, du courage, de la<br />

force d’âme, de la fraternité de cette mystérieuse compagne. « Olga, oui, elle s’appelait Olga… ».<br />

Je crus défaillir. À n’en pas douter il ne pouvait s’agir que de ma mère. Ma voisine s’aperçut de<br />

mon malaise. « Qu’avez–vous ? puis–je vous aider ». Je tentais de reprendre mon souffle mais tout<br />

vacillait dans mes yeux. <strong>Les</strong> autres ne s’étaient aperçus de rien. Enfin, un certain calme revint en<br />

moi. Je lui expliquai pourquoi le nom prononcé avait provoqué ce malaise. Son visage alors<br />

s’éclaira d’une incroyable lumière de tendresse, de bonté. J’étais le fils d’Olga. Nous avions donc<br />

comme un secret commun. C’est par sa bouche que j’appris que ma mère avait été transférée de<br />

Ravensbrück en un lieu inconnu où elle fut sans doute livrée à la chambre à gaz, à moins qu’elle ne<br />

soit morte d’épuisement car ma voisine m’affirma qu’à cette époque–là, l’état physique de ma mère<br />

était particulièrement grave. Par contre, une flamme d’acier la dévorait, la maintenait debout, face à<br />

la Bête à croix gammée. Ma voisine me dit encore qu’elle eut le bonheur d’échanger quelques mots<br />

avec Olga, avant le départ de celle–ci vers son tombeau définitif. Olga rayonnait de sérénité, de<br />

courage.<br />

Poussière dans le vent, moins que poussière aujourd’hui, Olga ! Du néant, rien que du néant. Ce<br />

soir–là commença avec ma voisine une amitié qui ne s’est plus jamais démentie. Nous nous<br />

rencontrons assez régulièrement. Je l’invite au théâtre, au cinéma, au restaurant. Nous évoquons très<br />

rarement le temps des camps. Mais derrière chacun de nos échanges, l’ombre des camps veille,<br />

immobile, muette, glacée. Yvonne est devenue pour moi comme une autre mère. Parfois,<br />

bouleversé, j’ai envie en plein restaurant de me lever, de la serrer très fort dans mes bras jusqu’à ce<br />

que les fantômes sanglants qui la hantent et qu’elle tient au secret par politesse inouïe, craquent. J’ai<br />

envie de jeter à la face des gros pleins de soupe, des nymphettes énervées, des commerçants aisés,<br />

des bourgeois en goguette qui festoient autour de nous, des injures, des coups de poings. Bien sûr, je<br />

ne le fais jamais. Je reste coi. Mais quelle rage en moi à l’idée que le beau visage d’Yvonne aurait<br />

pu aussi être broyé par quelque SS avide de célébrer son führer.<br />

Lorsque mon père partit combattre en Espagne – c’est beaucoup plus tard que je devais<br />

comprendre qu’il était plus qu’un simple combattant, qu’il était un de ces « soldats de l’ombre » du<br />

Parti – ma grand–mère maternelle tenait une « Union commerciale ». <strong>Les</strong> premières années de ma<br />

vie se passèrent donc au milieu des sacs de haricots, des amoncellements de carottes et de poireaux,<br />

des boîtes de sardines soigneusement alignées, des paquets de lessive, des rangées de plumeaux et<br />

de martinets…<br />

Ma grand–mère était une femme très robuste. Grande et maigre, les cheveux grisonnants<br />

rassemblés en chignon, elle manipulait les caisses pleines de bouteilles de vin avec une aisance<br />

toute remarquable. Autant que je me souvienne, elle était extrêmement gentille, et ses mines<br />

sévères, à l’occasion, ne me trompaient pas. Elle n’avait pas fait un mariage très heureux. Son mari<br />

mort, elle ne s’était jamais remariée. Elle lisait des magazines à l’eau–de–rose, écoutait à la radio<br />

des émissions de variétés faciles. On ne lisait pas la « littérature » chez moi, mais des journaux, des<br />

revues à sensation, des romans policiers classiques.<br />

Durant l’absence de mon père, ma mère et moi partagions le minuscule appartement attenant au<br />

magasin. Le soir, parfois, ma grand–mère et ma mère jouaient aux « petits chevaux », ou à quelque<br />

jeu de cartes. Parfois, ma mère avait la mine soucieuse, inquiète. D’autres fois, elle souriait mieux<br />

qu’à l’ordinaire. Elle venait de recevoir un message de mon père, rédigé là–bas au pays du grand<br />

soleil, de la guerre fratricide, de la violence fiévreuse. Mon père combattait les « ennemis de la<br />

révolution » : les anarchistes de la CNT–FAI, les militants du POUM (Parti Ouvrier d’Unification<br />

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