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LIBERTE COULEUR D'HOMME - Les amis d'André Laude

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LIBERTÉ Couleur D’HOMME<br />

saluer Josée de sa part. Marcel n’oubliait pas Josée. C’était impossible pour lui. Josée était l’unique<br />

femme. <strong>Les</strong> autres, je crois qu’il ne les voyait même pas. Il ne vivait que pour elle, à travers elle. Je<br />

l’imaginais solitaire dans son studio de célibataire, mordant de douleur son oreiller. En vérité, je<br />

n’étais pas très fier, il n’était pas homme à aller assouvir ses instincts chez les prostituées. Marcel<br />

avait été élevé dans la rigueur protestante d’une famille des Cévennes.<br />

Il est vrai aussi que durant tout le temps où je vécus avec Josée, je ne l’ai point trompée une<br />

seule fois. Je n’étais, je ne fus jamais un apôtre du libertinage. Certes, je suis convaincu qu’aucun<br />

être ne peut en satisfaire un autre, mais j’ai toujours pensé qu’il y avait quelque chose de fascinant,<br />

de fantastique, à triompher de la tentation, de quitter quelqu’un pour un autre, de tituber de lit en lit,<br />

d’errer de sexe en sexe.<br />

Josée, outre les peintres qui affectionnaient ses services, posait pour les élèves d’une académie,<br />

rue de la Grande Chaumière. Nous avions pour habitude de nous retrouver à la Rotonde, au Dôme<br />

ou à la Coupole. Nous passions fréquemment des nuits blanches à Saint-Germain-des-Prés où nous<br />

rencontrions Boris Vian, Juliette Gréco, Mouloudji, Sartre, Camus, Chester Himes, des musiciens<br />

de jazz, des poètes faméliques, des peintres sans le sou, l’éternelle bohème.Parfois l’étrange<br />

silhouette d’Arthur Adamov fendait l’ombre. Nous picorions un sandwich au Royal Saint Germain<br />

ou aux Deux magots. Nous allions danser au Village. Rue Jacob, il y avait quelques cafés tenus par<br />

de braves bougnats où l’on pouvait, pour une somme modique, s’empiffrer de pommes de terre<br />

frites, ou de soupes paysannes.<br />

Parfois, avec la « bande à Brassens » nous grimpions jusqu’à la Porte des Lilas. <strong>Les</strong> beuveries<br />

interminables succédaient aux beuveries interminables. Léo Ferré improvisait des mélodies<br />

fiévreuses. René Fallet racontait quelque histoire grivoise.<br />

Aux Deux magots, réfugiés l’hiver près du poêle, Sartre et de Beauvoir couvraient d’encre des<br />

pages et des pages blanches. Nous flânions le long de la Seine. Puis nous revenions vers Saint-<br />

Germain-des-Prés, vers le Storyville, le Birdland, le Tabou. Boris Vian crachait ses poumons dans<br />

une « trompinette » délirante.<br />

Saint-Germain-des-Prés jetait ses derniers feux. Comme tout incendie qui ne va pas tarder à<br />

s’éteindre, le quartier flambait, conscient de l’agonie proche. <strong>Les</strong> fêtes éclataient dans chaque<br />

appartement. Il suffisait d’arriver avec un saucisson, un fromage. Aussitôt on était adopté. La<br />

jeunesse, qui avait eu vingt ans à la Libération, voulait jouir, profiter de la vie. C’est au cours d’une<br />

de ces nuits folles que je réalisais une sorte d’exploit qui me valut une certaine notoriété au<br />

Quartier. Je vendis les Chevaux de Marly à un touriste américain pour une somme de plus de 5.000<br />

francs, en argent d’aujourd’hui. J’avais rencontré ce touriste au Bar Bac. Il avait perdu ses<br />

compagnons. Mais il s’en moquait tant il était éméché. Il me trouva fort sympathique. Il lia<br />

conversation avec moi, paya force pots, sortant de sa poche des liasses de dollars. Heureusement<br />

pour lui je n’étais ni Lacenaire ni Bonnot. Tard dans la nuit, autrement dit aux aurores, il me<br />

demanda de le raccompagner jusqu’à son hôtel. J’acceptais pour le remercier de ses faveurs. J’avais<br />

le temps. Josée était absente de Paris. Nous partîmes titubants le long des murs. Je n’étais pas aussi<br />

ivre que lui mais j’en tenais un « bon coup » comme on dit chez le brave peuple. Lorsque nous<br />

arrivâmes à la hauteur du Louvre, il eut l’idée saugrenue de tourner la tête vers moi – je reçus son<br />

haleine alcoolisée en pleine figure – et de me demander où j’habitais. Je ne sais pas ce qui me prit<br />

alors mais, montrant de la main le Louvre, je lui répondis « ici ».<br />

Il n’était quand même pas assez ivre pour avoir oublié ce qu’était le Louvre. Alors, je lui fournis<br />

quelques précisions. Je lui expliquais, sans le moindre sourire, très calmement, que le Louvre avait<br />

jadis appartenu à ma famille, qu’en vérité en dépit de mes blue-jeans, de mon tricot rapiécé, j’étais<br />

ce qu’on appelle « un fils de famille ». J’ajoutais que ma famille avait vendu par nécessité le Louvre<br />

à l’État, mais qu’elle avait gardé quelques appartements en propriété. Le texan sembla accepter ma<br />

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