LIBERTE COULEUR D'HOMME - Les amis d'André Laude
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LIBERTÉ Couleur D’HOMME<br />
poser une fleur sur sa tombe. Sur sa tombe oui, car ma mère est morte depuis longtemps, très<br />
longtemps. Pour la prendre dans les mailles de mes mots il me faut faire un effort terrible, fermer<br />
les yeux, concentrer ma pensée, chasser les soucis et inquiétudes de l’heure. Il me faut ramer à<br />
travers un désordre de tragédies, de morts, de nuits blanches, de jours sans joie ni pain, de ruptures<br />
atroces.<br />
Il me faut creuser des labyrinthes silencieux à travers une glaise lourde, trempée de pluie, ahaner<br />
sous un ciel d’octobre, fouiller cent et mille cimetières aux feuillages d’ombre et de paix pour<br />
dégager de l’ombre ce visage vénéré, brisé il y a déjà plusieurs décennies.<br />
Oui ma mère était très belle. J’ai possédé jusqu’à il y a quelques années une photographie qui la<br />
représentait me tenant dans ses bras. Sur cette photo j’ai seulement quelques mois. Elle doit donc<br />
dater de l’été 1936. Ma mère porte une robe légère, un large béret. Elle a les yeux fixés sur moi. Elle me<br />
sourit. Peut–être même murmure–t–elle des mots d’amour que j’entends sans doute sans les<br />
comprendre. Une merveilleuse lumière d’été baigne l’image. Et pourtant déjà, à coup sûr, la bête<br />
fasciste a mordu au front la rude, la vieille, la populaire Espagne. Et pourtant déjà Hitler règne en<br />
Allemagne. <strong>Les</strong> camps de déportation s’emplissent chaque jour d’antifascistes qui ne sauraient<br />
confondre l’Ubu sanglant avec Goethe. Cette photographie, je l’ai perdue, un jour, au cours d’une<br />
sombre et triste beuverie. Un salaud profita de mon ivresse prononcée pour me délester de mon<br />
portefeuille. Ce salaud ne sut jamais qu’il m’avait du même coup arraché le cœur, planté un fer chaud<br />
dans les tripes. J’ai publié une annonce suppliant mon voleur, au cas où il aurait l’occasion de la lire par<br />
hasard et encore un reste d’humanité, de me dire où il avait jeté le portefeuille après l’avoir vidé de tout<br />
ce qui pouvait l’intéresser d’abord l’argent puisque les voleurs procèdent en général de cette façon. Je ne<br />
reçus jamais une réponse. Le souvenir de cette photo perdue bêtement m’obsède encore aujourd’hui. Il<br />
m’arrive parfois d’éprouver un sentiment obscur de culpabilité.<br />
Par contre, j’ai la chance de toujours posséder une autre photographie qui a été prise lorsque ma<br />
mère avait douze ou treize ans et qu’elle était écolière. La photo est très abîmée, ses bords sont<br />
élimés. La technique n’était pas excellente. Mais le visage de ma mère proprement habillée d’une<br />
blouse, assise devant sa table d’écolière, est parfaitement « lisible ». Parfois, en un moment de<br />
cafard, dans la rue ou le métro, j’extrais cette photo de mon portefeuille, que jamais plus quelqu’un<br />
a réussi à me voler, même au terme de mille beuveries, et je la contemple longuement, les yeux<br />
mouillés de larmes.<br />
Ma mère me manque. De ce manque j’ai fait une fable. Je me suis, depuis plus de trente ans,<br />
inventé une sorte de mère idéale, parée de toutes les beautés, de tous les charmes, de tous les talents.<br />
La seule vérité suffit. Ma mère était, m’a–t–on raconté, une personne très fine, très<br />
agréable,extrêmement intelligente et intuitive. Bien que n’ayant pas fait de longues études, elle avait<br />
acquis de nombreuses connaissances. C’était une parfaite couturière. Elle adorait, paraît–il, chanter<br />
des chansons populaires de l’époque, le répertoire de Damia, de Fréhel, de Lys Gauty. Des airs<br />
d’opérette aussi. Peut–être même a–t–elle rêvé de faire carrière dans le chant lyrique. Je n’en sais<br />
rien. J’avais six ans à sa mort. Et j’ai depuis si longtemps rompu avec ma famille qu’il ne reste<br />
personne pour me renseigner.<br />
Ma mère était d’origine juive polonaise. C’est pour cela qu’un certain matin, elle prit, avec un<br />
très maigre bagage, le chemin de l’Allemagne. Je ne devais plus jamais la revoir. Tout porte à<br />
penser qu’elle a été exécutée dans une chambre à gaz. Mais j’ignore en quel sinistre lieu. Une seule<br />
chose que je sais : un jour, au cours d’un dîner en ville, alors que je venais de publier un recueil de<br />
poèmes que la maîtresse de maison célébrait avec beaucoup de générosité et de lyrisme auprès de<br />
ses invités, le hasard voulut que je prenne place à table à côté d’une fort élégante dame,<br />
sympathique, volu–bile, à la cinquantaine radieuse. Cette femme me plut très vite car elle avait le<br />
rapport aisé et elle témoignait d’une ardeur de vivre, d’une gaieté assez rares. Nous commençâmes<br />
à parler de tout et de rien, de la pluie et du beau temps. Elle se montra passionnée de musique et de<br />
littérature épistolaire. Nous parlâmes Bach, Berg, Madame du Deffand, Madame de Sévigné…<br />
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