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Éclairées seulement par <strong>de</strong>s torches, les marches semblaient plonger dans un gouffre. La<br />
danse macabre <strong>de</strong>s flammes parsemait les murs d’ombres étranges et inquiétantes. Des<br />
statues olivâtres représentant <strong>de</strong>s colosses gras et chauves paraissaient suivre les hommes<br />
du regard. La fumée était vivante et nauséabon<strong>de</strong>. De ses filets effilochés et déchirés,<br />
évoquant <strong>de</strong> longues mains anguleuses et squelettiques, elle traînait Korta par le cou dans<br />
une <strong>de</strong>scente aux enfers. <strong>Les</strong> <strong>yeux</strong> révulsés, le pas mécanique, le duc s’enfonçait dans un<br />
véritable brouillard : il ne pouvait plus voir les murs ou le plafond. Muht qui marchait<br />
timi<strong>de</strong>ment <strong>de</strong>rrière ne distinguait que trois ou quatre marches à la fois.<br />
Quelques minutes leur suffirent pour atteindre la fin du voyage. Korta se retrouva sur une<br />
place, Muht resta en arrière, encore sur les escaliers, ramassé contre le mur. Seule une<br />
légère brume planait autour d’eux, révélant les bas-fonds noirs d’un château et ses nervures<br />
<strong>de</strong> pierre. La fumée rouge avait regagné son origine : un coffret ouvert, taillé dans la pierre.<br />
Une lumière incan<strong>de</strong>scente brillait encore à l’intérieur.<br />
Muht Dabashir était en présence <strong>de</strong> l’Esprit Supérieur pour la cinquième fois mais il ne<br />
pourrait jamais s’habituer à cette vision. Il n’osait pas se tenir <strong>de</strong>bout et droit comme Korta,<br />
il n’imaginait même pas prendre la parole. La seule attitu<strong>de</strong> à avoir était <strong>de</strong> ramper et<br />
d’écouter. Le Grand Ibbak avait perdu beaucoup <strong>de</strong> puissance, il ressemblait à un énorme<br />
tcharas dont on aurait coupé les griffes, mais il pouvait encore mordre. Muht sentait ses<br />
pouvoirs monter ; entre <strong>de</strong>ux rencontres, il sentait la différence. Il voyait les scènes<br />
d’invasions et <strong>de</strong> haines anciennes, les massacres, les viols, les pillages <strong>de</strong> la Guerre <strong>de</strong>s<br />
Siècles, la frustration aliénante d’être réduit et enfermé, les désirs sanguinaires et les plans<br />
<strong>de</strong> vengeance à venir sur <strong>de</strong>s peuples entiers. L’Esprit Sorcier était sa Divinité. <strong>Les</strong> Pays<br />
Insolites lui <strong>de</strong>vaient le pouvoir <strong>de</strong> double vue et son art <strong>de</strong> vivre basé sur la convoitise et le<br />
besoin <strong>de</strong> se battre. Muht Dabashir finit par se mettre à genoux, comme à chaque fois.<br />
Le duc d’Alekant reprit ses esprits plus dignement. Il savait parfaitement où il se trouvait,<br />
mais il n’appréciait pas d’y être emmené <strong>de</strong> force. Il avait découvert ce passage alors qu’il<br />
n’avait que dix-sept ans. Il était déjà un jeune homme ambitieux en quête <strong>de</strong> pouvoir et <strong>de</strong><br />
gloire. Tous les moyens étaient bons pour se faire bien voir du souverain et éliminer les<br />
concurrents éventuels. Après avoir atteint un haut gra<strong>de</strong> dans la gar<strong>de</strong> du roi, et étant issu<br />
d’une <strong>de</strong>s plus gran<strong>de</strong>s familles nobles du pays, il avait bénéficié <strong>de</strong> ces appartements. Par<br />
hasard, il avait actionné le levier et accédé au passage. Dans les torchères, les flammes<br />
éternelles éclairaient déjà le corridor funèbre et il s’était retrouvé, comme aujourd’hui, dans<br />
la gran<strong>de</strong> salle. Il était <strong>de</strong>scendu <strong>de</strong> lui-même et avait trouvé le petit coffret <strong>de</strong> pierre.<br />
Le décor, sombre et ténébreux, ne lui avait pas fait peur ; au contraire, il avait été bien<br />
aise <strong>de</strong> sa découverte. La cupidité l’avait poussé à ouvrir le coffret, sans même lire les<br />
avertissements gravés <strong>de</strong>ssus. Il avait eu du mal : la pierre s’était révélée <strong>de</strong>nse et lour<strong>de</strong>,<br />
mais il était parvenu à la soulever un peu. Cela avait été suffisant. Le couvercle s’était levé<br />
<strong>de</strong> lui-même, libérant une épaisse fumée suivie d’un ricanement.<br />
Korta entendait <strong>de</strong> nouveau ce même rire menaçant qui dix-huit ans plus tôt lui avait<br />
glacé les veines. L’o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> mort qui régnait lui rappelait sa peur. Il n’était pas<br />
complètement inconscient <strong>de</strong> la nature <strong>de</strong> l’Esprit qui lui faisait face.<br />
Une voix forte, d’outre-tombe, emplit la très haute salle pleine <strong>de</strong> voûtes sur croisées<br />
d’ogives. C’était Ibbak qui parlait :<br />
— Alors, après tout ce temps, tu crois encore pouvoir me désobéir !<br />
Le rire résonnant se montrait <strong>de</strong>s plus macabres.