DOSSIER专 栏Marques urbainesAprès l’ostentation, l’empathie ?Auteur en 2002 d’un livresur les marques internationalesDu Ricard dans monCoca 1 , directrice générale<strong>de</strong> Sorgem international,responsable <strong>de</strong> <strong>la</strong> structurechinoise à Shanghai 2 , Catherine Beckercommente une enquête menée l’été 2009auprès <strong>de</strong> consommateurs <strong>de</strong> dix villes dusecond tiers, par Yann Viguier, sociologue,Chen Chen <strong>et</strong> Sizhang Kong, responsablesdu développement en <strong>Chine</strong><strong>et</strong> elle-même.Connexions : Pourquoi c<strong>et</strong>te enquête ?Catherine Becker : Les marques mondialesne racontent pas seulement <strong>la</strong> globalitémais aussi <strong>de</strong>s histoires individuelles. Nousavons voulu observer <strong>de</strong> près ce que lesconsommateurs <strong>de</strong>s villes chinoises dusecond rang r<strong>et</strong>enaient <strong>de</strong> l’offre <strong>de</strong>s marques.Toute marque internationale se fabriquesur trois fondamentaux : <strong>de</strong>s valeursfortes, une légen<strong>de</strong> <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’innovation. En<strong>Chine</strong>, <strong>de</strong> Nokia à Canon, les marques internationalesqui sont <strong>de</strong>venues popu<strong>la</strong>iresont su être amicales, s’intéresser à <strong>de</strong>smo<strong>de</strong>s particuliers <strong>de</strong> consommation <strong>et</strong><strong>de</strong> rapport aux marques. Elles ont su aussimontrer leur capacité à s’ancrer dans levécu <strong>de</strong>s différentes communautés. Notreétu<strong>de</strong> montre l’importance <strong>de</strong> l’empathie.Dans un mon<strong>de</strong> qui change très vite, lesmarques peuvent servir à <strong>la</strong> fois <strong>de</strong> stabilisateur<strong>et</strong> d’accélérateur. Elles doivent répondreà un besoin <strong>de</strong> réassurance, d’ancrage,<strong>de</strong> « r<strong>et</strong>erritorialisation », mais aussielles doivent accompagner <strong>la</strong> mobilité. Illeur faut donc impérativement jouer entreces <strong>de</strong>ux systèmes.C. : Pouvez-vous revenir sur votre méthodologie<strong>et</strong> vos résultats ?C. B. : Nous avons enquêté à Wenzhou,Changsha, Kunming, Baotou, Hohhot,Foshan, Xiamen, Sanya, Changchun, Xi’an<strong>et</strong> Dalian. Nous avons mené dix interviewsqualitatives par ville, avec un échantillonprécis. Ce<strong>la</strong> nous a permis <strong>de</strong> c<strong>la</strong>sser les villes<strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong>de</strong>ssiner <strong>de</strong>s profils <strong>de</strong> consommateurs,chaque ville créant un contexte quirenforce ou déprécie certains traits. Il y a lesvilles qui génèrent une grosse pression économique<strong>et</strong> sociale (Foshan <strong>et</strong> Wenzhou),d’autres où <strong>la</strong> pression est plus mesurée(Xi’an, Changsha <strong>et</strong> Dalian), d’autres où il faitbon vivre (Kunming, Baotou, Hohhot, Sanya,Changchun). Tous les facteurs jouent :l’existence ou non d’un coeur historique,<strong>la</strong> sensation d’être loin du centre, <strong>de</strong> vivredans une ville dotée d’un art <strong>de</strong> vivre ouorientée business.Notre enquête a permis <strong>de</strong> construire un<strong>et</strong>ypologie très qualitative <strong>de</strong>s consommateurs.Nous avons d’abord <strong>de</strong>mandé à nosinformateurs <strong>de</strong> se définir : étaient-ils plutôtextravertis, attirés partournés vers l’extérieur — <strong>et</strong> se construireune i<strong>de</strong>ntité personnelle, une biographie à<strong>la</strong> fois publique <strong>et</strong> intime. C’est dans c<strong>et</strong>t<strong>et</strong>ension, unique à <strong>la</strong> <strong>Chine</strong>, entre face <strong>et</strong> individualisme,qu’émergent <strong>de</strong>s goûts <strong>de</strong> luxe,exubérants, fashionista, mais aussi <strong>de</strong>s choixindividualisés, émotionnels, culturels…Mais notre enquête va plus loin. Elle montre,chez certains intellectuels <strong>et</strong> certains corps<strong>de</strong> métier, l’existence d’un questionnementmoral sur <strong>la</strong> consommation ostentatoire <strong>et</strong>sans culture qui risque <strong>de</strong> déstabiliser <strong>la</strong> société.Attention, ce ne sont pas les marquesqui sont mises en cause, mais l’usage sansmesure, ni culture, qu’en font leurs utilisateurs.Ceux-là veulent revenir à <strong>de</strong>s symbolesayant un sens. Canon, par exemple,incarne à leurs yeux <strong>de</strong>sl’extérieur ou introvertis,idées d’harmonie <strong>et</strong> <strong>de</strong>« Les Chinoisattirés par les choses <strong>de</strong>contrôle, <strong>de</strong>ux maîtresmotspour ceux qui veu-l’intérieur, y compris <strong>la</strong> n’ont aucunmaison ? Suivaient-ils lescomplexelent créer, plutôt qu’imiter,à travers leurs achats,co<strong>de</strong>s ou vou<strong>la</strong>ient-ilsplutot déci<strong>de</strong>r librement avec <strong>la</strong>leur culture matérielle.<strong>de</strong> leur consommation ?En croisant ces axes(suiveur/acteur ingoing/outgoing), nous avons misconsommation.» Même chose pour lescosmétiques. En <strong>Chine</strong>,beaucoup <strong>de</strong> marquesd’achats à domicile seen évi<strong>de</strong>nce une ouverture <strong>de</strong>s valeurs<strong>de</strong> consommation. On est passé dans cesvilles d’une re<strong>la</strong>tion aux marques m<strong>et</strong>tantl’accent sur le politico-symbolique, privilégiantles formes institutionnelles <strong>de</strong> réussite<strong>et</strong> traditionnelles du statut (<strong>la</strong> famille, <strong>la</strong> parentèle),à une re<strong>la</strong>tion plus individualisée <strong>et</strong>plus flexible. Or tout l’effort <strong>de</strong> mark<strong>et</strong>ing<strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s marques globales consistejusqu’ici à l’inciter à suivre <strong>de</strong>s co<strong>de</strong>s statutairesrigi<strong>de</strong>s, tournés vers l’extérieur, ostentatoiresassignant une p<strong>la</strong>ce dans unesociété <strong>de</strong> compétition où chacun continueà marquer sa p<strong>la</strong>ce. « J’achète <strong>de</strong>s marquesinternationales puisque je peux me leperm<strong>et</strong>tre ! » ; « J’affiche qui je veux être,pour <strong>la</strong> face ! ». Or nous constatons que <strong>de</strong>nombreux consommateurs jusque-là passifs,veulent s’exprimer, se distinguer, choisirplus librement leurs signes — toujoursservent <strong>de</strong>s consommatrices comme <strong>de</strong> futuresreprésentantes, en leur offrant un fortsoutien institutionnel <strong>et</strong> économique dansleur quête vers l’individualisation <strong>et</strong> l’autonomie.L’existence <strong>de</strong> ces réseaux montreque les marques ne sont pas seulementsuivies, mais réappropriées <strong>et</strong> défendues,en même temps que les consommatricesse transforment en productrices. J’ai étéfrappée par le discours é<strong>la</strong>boré <strong>de</strong> ceux quise disent « énonciateurs <strong>de</strong> leur marque ».Tout en étant parfois assez critiques surl’aliénation par les marques, ils s’inquiètent<strong>de</strong>s évolutions <strong>de</strong> <strong>la</strong> nouvelle générationtrop individualiste à leurs yeux.C. : Ce qu’on observe en <strong>Chine</strong> est-il différentailleurs ?C. B. : Les Chinois se servent davantage <strong>de</strong>sproduits qu’en Europe. Les gens font plusconfiance aux marques, qu’ils instrumentali-128Connexions / juill<strong>et</strong> 2010
L’urbanisation 城 市 化Dans ses campagens publicitaires, Dior est passé <strong>de</strong> l’image <strong>de</strong> <strong>la</strong> femme fatale (ostentatoire) à celle <strong>de</strong> <strong>la</strong> jeune fille en fleur (empathique). 在 迪 奥 的 广 告 宣 传 中 , 女 主 角 的 形 象 从 有 着 不 可 抗 拒 的 诱 惑 力 的 女 人 ( 卖 弄 风 情 ) 变 成 了 花 漾 少 女 ( 有 亲 和 力 )。© Imagine China© DRsent. Leur intelligence <strong>de</strong> <strong>la</strong> consommationne porte pas seulement sur <strong>la</strong> régu<strong>la</strong>tion(meilleur rapport qualité/prix) mais aussipar <strong>la</strong> maîtrise du symbolique. Bref, ils n’ontaucun complexe avec <strong>la</strong> consommation.C. : Pouvez-vous nous donner <strong>de</strong>s exemples <strong>de</strong>réussite <strong>de</strong> marques internationales ?C. B. : Les Chinois que j’ai rencontrés lors<strong>de</strong> c<strong>et</strong>te enquête atten<strong>de</strong>nt <strong>de</strong>s marquesqu’elles leur racontent une histoire. II sontsensibles aux marques pionnières. Ainsi,le fait qu’une marque ait été <strong>la</strong> première à« faire confiance » aux Chinois compte. C’estle cas pour Nokia, vénérée pour avoir été<strong>la</strong> première à commercialiser <strong>de</strong>s portablesdotés <strong>de</strong> caractères chinois ou <strong>de</strong> Vuittonpour avoir voulu très tôt vendre <strong>de</strong>s sacs àtoutes les Chinoises. Du côté <strong>de</strong> l’accompagnementdans <strong>la</strong> mo<strong>de</strong>rnité, Nike estplébiscité. « J’ai le même confort à porterNike que d’aller à <strong>la</strong> pêche », nous a-t-onconfié. Dans toute <strong>la</strong> <strong>Chine</strong>, certaines marquesperm<strong>et</strong>tent <strong>de</strong> se sentir bien, entier,en accord avec le mon<strong>de</strong> mo<strong>de</strong>rne. Quantaux marques chinoises, Lining par exemple,elles sont plutôt considérées comme <strong>de</strong>scopies <strong>et</strong> suscitent moins d’intérêt. « Quandje porte une marque chinoise, personne neva me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r ce que c’est ; donc je n’intéressepas. »C. : Les marques nationales émergent-elles dansles villes du « second tiers » ?C. B. : Dans certaines villes, on adore l’idéeque bientôt <strong>la</strong> qualité <strong>de</strong>s marques nationalessera aussi bonne que celle <strong>de</strong>s marquesinternationales. « Ce sera <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> <strong>la</strong> ségrégationcontre le ma<strong>de</strong> in China », entendon.Si les signes extérieurs continuent d’êtrevéhiculés par les marques internationales,les marques nationales sont massivementprésentes dans <strong>la</strong> maison : produits b<strong>la</strong>ncs(Haier), alimentation <strong>et</strong> alcools. A <strong>la</strong> différence<strong>de</strong> Pékin <strong>et</strong> Shanghai, les alcoolsétrangers se boivent à l’extérieur dans cesvilles, où nous avons observé une volonté<strong>de</strong> consommer chinois, une affection pourles marques nationales <strong>et</strong> locales les marquesinternationales étant plutôt réservéesà l’ostentation formelle.C. : Quelle marge <strong>de</strong> manœuvre ont les marquesinternationales dans ces villes ?C. B. : La marque internationale doit raconter<strong>de</strong> <strong>la</strong> nouveauté, <strong>de</strong> l’ouverture,<strong>de</strong> <strong>la</strong> culture, quelque chose en plus. Pourl’instant, les marques chinoises n’offrentrien <strong>de</strong> nouveau. Elles ne véhiculent pasce supplément <strong>de</strong> sens par-<strong>de</strong>là le produitqui donne aux marques internationalesune longueur d’avance. Mais celles-ci nedoivent pas s’arcbouter sur <strong>la</strong> qualité <strong>et</strong>l’ostentatoire. Elles doivent plutôt faire résonnerleur symbolisme <strong>de</strong> façon subtile,spécifier leur luxe <strong>et</strong> trouver <strong>de</strong>s passerellesentre les systèmes <strong>de</strong> valeurs chinois <strong>et</strong> occi<strong>de</strong>ntaux,mais aussi japonais, coréens, <strong>et</strong>c.selon les cas. Ce<strong>la</strong> ne veut pas dire siniser nim<strong>et</strong>tre Confucius à toutes les sauces, maisfaire <strong>de</strong> l’observation fine. Qu’est-ce quibloque ? Qu’est-ce qui amuse ? Qu’est-cequi, après tout, n’est pas si différent ? Avec <strong>la</strong>montée en qualité <strong>de</strong>s marques chinoises,seules les marques internationales empathiquesavec <strong>la</strong> culture chinoise auront dusuccès. Celles qui se contentent <strong>de</strong> favoriserl’ostentation connaîtront <strong>de</strong>s revers. Lesmarques internationales doivent pouvoirdire qu’elles sont à <strong>la</strong> pointe <strong>de</strong> <strong>la</strong> technique,<strong>de</strong> l’innovation, <strong>de</strong> <strong>la</strong> mo<strong>de</strong>rnité <strong>et</strong>qu’elles reconnaissent <strong>la</strong> société chinoise.« Miss Dior » a réussi à p<strong>la</strong>ire à <strong>de</strong>s p<strong>et</strong>itesjeunes filles qui cachent leur parfum dansleur sac, parce que ce parfum raconte lecôté un peu sulfureux du Dior international<strong>et</strong> que, en même temps, Sofia Coppo<strong>la</strong>photographie, une très p<strong>et</strong>ite fille toute enrose qui « s’adresse à moi sans me prendrepour une nouille ». Pour réussir, les marquesinternationales doivent entrer en résonanceavec quelque chose <strong>de</strong> chinois, <strong>de</strong> manièr<strong>et</strong>rès contemporaine. Elles doivent proposerune belle échappée hors <strong>de</strong>s contraintesdu symbolique. Lorsque Lancôme sort leparfum « Miracle », ça marche parce que,comme nous le confiait une mère <strong>de</strong> 30ans, qui vit avec ses beaux parents, « Miracle» évoquait une maison, avec un balcond’où regar<strong>de</strong>r au loin. « Magnifique », autresuccès, table sur l’image <strong>de</strong> l’actrice AnneHathaway, à <strong>la</strong> fois p<strong>et</strong>ite princesse <strong>et</strong> diablequi s’habille en Prada. •Propos recueillis par Anne GarrigueConnexions / juill<strong>et</strong> 2010 129