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- Qu’est-ce que ça change ?Je sentis <strong>le</strong> sol disparaître sous mes pieds. Sans se re<strong>le</strong>ver, il m’avait crochetéla jambe. Je me retrouvai sur <strong>le</strong> cul. Il se jeta sur moi. Je vis que sa lèvre était fendue.Qu’il saignait. On roula l’un sur l’autre. Les odeurs de pisse et de merdem’envahissaient <strong>le</strong>s narines. J’eus envie de p<strong>le</strong>urer. D’arrêter. De poser ma têtecontre <strong>le</strong>s seins de Gélou. Puis je sentis qu’on me tirait vio<strong>le</strong>mment par <strong>le</strong> dos, àcoups de taloches sur la tête. Un homme nous séparait en nous traitant de voyous, etque même on finirait « aux galères ». Je ne <strong>le</strong>s revis plus. Jusqu’en septembre. On seretrouva dans la même éco<strong>le</strong>, rue des Remparts. En classe de CAP. Ugo vint meserrer la main, puis Manu. On parla de Gélou. Pour eux, c’était la plus bel<strong>le</strong> de tout <strong>le</strong>quartier.Il était plus de minuit quand j’arrivai chez moi. J’habitais en dehors de Marseil<strong>le</strong>.Les Goudes. L’avant-dernier petit port avant <strong>le</strong>s calanques. On longe la Corniche,jusqu’à la plage du Roucas Blanc, puis on continue en suivant la mer. La Vieil<strong>le</strong>-Chapel<strong>le</strong>. La Pointe-Rouge. La Campagne Pastrée. La Grotte-Roland. Autant dequartiers comme des villages encore. Puis la Madrague de Montredon. Marseil<strong>le</strong>s’arrête là. Apparemment. Une petite route sinueuse, taillée dans la roche blanche,surplombe la mer. Au bout, abrité par des collines arides, <strong>le</strong> port des Goudes. La routese termine un kilomètre plus loin. À Cal<strong>le</strong>longue, impasse des Muets. Derrière, <strong>le</strong>scalanques de Sormiou, Morgiou, Sugitton, En-Vau. De vraies merveil<strong>le</strong>s. Comme onn’en trouve pas sur toute la côte. On ne peut y al<strong>le</strong>r qu’à pied. Ou en bateau. C’est çala chance. Après, bien après, il y a <strong>le</strong> port de Cassis. Et <strong>le</strong>s touristes.Ma maison, c’est un cabanon. Comme presque toutes <strong>le</strong>s maisons ici. Desbriques, des planches et quelques tui<strong>le</strong>s. Le mien était construit sur <strong>le</strong>s rochers, audessusde la mer. Deux pièces. Une petite chambre et une grande sal<strong>le</strong> à mangercuisine,meublées simp<strong>le</strong>ment, de bric et de broc. Une succursa<strong>le</strong> d’Emmaüs. Monbateau était amarré huit marches plus bas. Un bateau de pêcheur, un pointu, quej’avais acheté à Honorine, ma voisine. Ce cabanon, je l’avais hérité de mes parents.C’était <strong>le</strong>ur seul bien. Et j’étais <strong>le</strong>ur fils unique.Nous y venions <strong>le</strong>s samedis, en famil<strong>le</strong>. Il y avait de grands plats de pâtes, ensauce, avec des alouettes sans tête et des bou<strong>le</strong>ttes de viandes cuites dans cettesauce. Les odeurs de tomates, de basilic, de thym, de laurier emplissaient <strong>le</strong>s pièces.Les bouteil<strong>le</strong>s de vin rosé circulaient entre <strong>le</strong>s rires. Les repas se terminaient toujourspar des chansons, d’abord cel<strong>le</strong>s de Marino Marini, de Renato Carressone, puis <strong>le</strong>schansons du pays. Et en dernier, toujours, Santa Lucia, que chantait mon père.Après, <strong>le</strong>s hommes se mettaient à la belote. Toute la nuit. Jusqu’à ce que l’und’eux se fâche, jette <strong>le</strong>s cartes. « Fan ! Y va falloir lui mettre <strong>le</strong>s sangsues ! », criaitquelqu’un. Et la rigolade repartait. Les matelas étaient par terre. On se partageait <strong>le</strong>slits. Nous, <strong>le</strong>s enfants, on dormait dans <strong>le</strong> même lit, en travers. J’appuyais ma têtecontre <strong>le</strong>s seins naissants de Gélou et m’endormais heureux. Comme un enfant. Avecdes rêves de grand.Les fêtes se terminèrent à la mort de ma mère. Mon père ne mit plus <strong>le</strong>s piedsaux Goudes. Venir aux Goudes, il y a encore trente ans, c’était tout une expédition. Ilfallait prendre <strong>le</strong> 19, place de la Préfecture, au coin de la rue Armeny, jusqu’à laMadrague de Montredon. Là, on continuait la route dans un vieil autocar, dont <strong>le</strong>chauffeur avait largement dépassé l’âge de la retraite. Avec Manu et Ugo, oncommença à y al<strong>le</strong>r vers seize ans. Nous n’y emmenions jamais <strong>le</strong>s fil<strong>le</strong>s. C’était ànous. Notre repaire. Nous ramenions au cabanon tous nos trésors. Des <strong>livre</strong>s, desdisques. Nous inventions <strong>le</strong> monde. À notre mesure, et à notre image. Nous avonspassé des journées entières à nous lire <strong>le</strong>s aventures d’Ulysse. Puis, la nuit tombée,

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