11.07.2015 Views

Lire le livre

Lire le livre

Lire le livre

SHOW MORE
SHOW LESS

Create successful ePaper yourself

Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.

assis sur <strong>le</strong>s rochers, si<strong>le</strong>ncieux, nous rêvions aux sirènes aux bel<strong>le</strong>s chevelures quichantaient « parmi <strong>le</strong>s rochers noirs tout ruisselants d’écume blanche ». Et nousmaudissions ceux qui avaient tué <strong>le</strong>s sirènes.Les <strong>livre</strong>s, c’est Antonin, un vieux bouquiniste anar du Cours Julien, qui nousen donna <strong>le</strong> goût. On taillait la classe pour al<strong>le</strong>r <strong>le</strong> voir. Il nous racontait des histoiresd’aventuriers, de pirates. La mer des Caraïbes. La mer Rouge. Les mers du Sud…Parfois, il s’arrêtait, se saisissait d’un <strong>livre</strong> et nous en lisait un passage. Pour preuvede ce qu’il avançait. Puis il nous en faisait cadeau. Le premier, c’était Lord Jim, deConrad.C’est là aussi qu’on écouta Ray Char<strong>le</strong>s pour la première fois. Sur <strong>le</strong> vieuxTeppaz de Gélou. C’était <strong>le</strong> 45 tours du concert de Newport. What’ Id’ Say et I Got awoman. Dément. Nous n’arrêtions pas de tourner et a de retourner <strong>le</strong> disque. P<strong>le</strong>involume. Honorine craqua.- Bonne mère ! Mais vous al<strong>le</strong>z nous rendre gagas ! cria-t-el<strong>le</strong> de sa terrasse.Et, <strong>le</strong>s poings sur ses grosses hanches, el<strong>le</strong> me menaça de se plaindre à mon père.Je savais bien qu’el<strong>le</strong> ne l’avait plus revu depuis la mort de ma mère, mais el<strong>le</strong> était sifurieuse que nous l’en avions crue capab<strong>le</strong>. Ça nous calma. Et puis Honorine, onl’aimait bien. El<strong>le</strong> s’inquiétait toujours pour nous.El<strong>le</strong> venait voir si « on n’avait besoin de rien ».- Vos parents, y savent que vous êtes là ?- Sûr, que je répondais.- Et y vous ont pas préparé de pique-nique ?- Sont trop pauvres.On éclatait de rire. El<strong>le</strong> haussait <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s et partait en souriant. Complicecomme une mère. Une mère de trois enfants qu’el<strong>le</strong> n’avait jamais eus. Puis el<strong>le</strong>revenait avec un quatre-heures. Ou une soupe de poissons, quand on restait dormir là<strong>le</strong> samedi soir. Le poisson, c’était Toinou, son mari, qui <strong>le</strong> pêchait. Parfois, il nousemmenait dans son bateau. À tour de rô<strong>le</strong>. C’est lui qui me donna <strong>le</strong> goût de la pêche.Et maintenant, j’avais son bateau sous ma fenêtre, <strong>le</strong> Trémolino.Nous étions venus aux Goudes jusqu’à ce que l’armée nous sépare. Nousavions fait nos classes ensemb<strong>le</strong>. À Toulon, puis à Fréjus, dans la Colonia<strong>le</strong>, au milieude caporaux balafrés et médaillés jusqu’aux oreil<strong>le</strong>s. Des survivants d’Indochine etd’Algérie qui rêvaient d’en découdre encore. Manu était resté à Fréjus. Ugo partit àNouméa. Et moi à Djibouti. Après, nous n’étions plus <strong>le</strong>s mêmes. Nous étionsdevenus des hommes. Désabusés, et cyniques. Un peu amers aussi. Nous n’avionsrien. Même pas de C.A.P. Pas d’avenir. Rien que la vie. Mais la vie sans avenir c’étaitencore moins que rien.Les petits boulots merdeux, on s’en lassa très vite. Un matin, on se pointa chezKouros, une entreprise de construction de la vallée de l’Huveaune, sur la routed’Aubagne. Nous tirions la gueu<strong>le</strong>, comme chaque fois qu’il fallait se refaire enbossant. La veil<strong>le</strong>, nous avions claqué toute la tirelire au poker. Il avait fallu se <strong>le</strong>vertôt, prendre <strong>le</strong> bus, feinter pour ne pas payer, taper des clopes à un passant. Un vraimatin galère. Le Grec nous proposa 142 francs 57 la semaine. Manu blêmit. Ce n’étaitpas tel<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> salaire dérisoire qu’il n’avalait pas, c’était <strong>le</strong>s 57 centimes.- Vous êtes sûr pour <strong>le</strong>s 57 centimes, m’sieur Kouros ?Le taulier regarda Manu, comme si c’était un demeuré, puis Ugo et moi. Onconnaissait notre Manu. Sûr qu’on était mal barré.- C’est pas 56 ni 58. Ou même 59. Hein ? C’est bien 57 ? 57 centimes ?Kouros confirma, sans rien comprendre. C’était un bon tarif, il pensait. 142francs 57 centimes. Manu lui tira une claque. Vio<strong>le</strong>nte, et bien placée. Kouros tombade sa chaise. La secrétaire poussa un cri, puis hurla. Des gars déboulèrent dans <strong>le</strong>

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!