9 - Où l’insécurité ôte toute sensualité aux femmes.Il avait fini par p<strong>le</strong>uvoir. Un orage vio<strong>le</strong>nt, et bref. Rageur même, commeMarseil<strong>le</strong> en connaît parfois en été. Il ne faisait guère plus frais, mais <strong>le</strong> ciel s’étaitenfin dégagé. Il avait retrouvé sa limpidité. Le so<strong>le</strong>il lapait l’eau de pluie à même <strong>le</strong>strottoirs. Une tiédeur s’en é<strong>le</strong>vait. J’aimais cette odeur.J’étais assis à la terrasse de chez Francis, sous <strong>le</strong>s platanes des allées deMeilhan. Il était presque sept heures. Déjà la Canebière se vidait. Dans quelquesinstants, tous <strong>le</strong>s magasins descendraient <strong>le</strong>ur gril<strong>le</strong>. Et la Canebière deviendrait unlieu mort. Un désert où ne circu<strong>le</strong>raient plus que des groupes de jeunes Arabes, desC.R.S. et quelques touristes égarés.La peur des Arabes avait fait fuir <strong>le</strong>s Marseillais vers d’autres quartiers plusexcentrés, où ils se sentaient en sécurité. La place Sébastopol, <strong>le</strong>s bou<strong>le</strong>vards de laBlancarde et Chave, l’avenue Foch, la rue Monte-Cristo. Et, plus à l’est, la placeCastelane, l’avenue Cantini, <strong>le</strong> bou<strong>le</strong>vard Bail<strong>le</strong>, l’avenue du Prado, <strong>le</strong> bou<strong>le</strong>vardPérier, et <strong>le</strong>s rues Paradis et Breteuil.Autour de la place Castelane, un immigré se remarquait comme un cheveu surla soupe. Dans certains bars, la clientè<strong>le</strong>, lycéenne et étudiante, très bcbg, puaittel<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> fric que, même moi, je me sentais déplacé. Ici, il était rare qu’on boive aucomptoir, et <strong>le</strong> pastis était servi dans de grands verres, comme à Paris.Les Arabes s’étaient regroupés au centre, eh bien, on <strong>le</strong> <strong>le</strong>ur avait laissé. Avecdégoût pour <strong>le</strong> cours Belzunce et la rue d’Aix, et toutes <strong>le</strong>s rues, étroites, lépreuses,qui allaient de Belzunce aux allées de Meilhan ou à la gare Saint-Char<strong>le</strong>s. Des rues àputes. Aux immeub<strong>le</strong>s insalubres et aux hôtels pouil<strong>le</strong>ux. Toutes <strong>le</strong>s migrationsavaient transité par ces rues. Jusqu’à ce qu’une rénovation <strong>le</strong>s refou<strong>le</strong> en périphérie.Une nouvel<strong>le</strong> rénovation était en cours, et la périphérie était aux limites de la vil<strong>le</strong>. ÀSeptèmes-<strong>le</strong>s-Vallons. Vers <strong>le</strong>s Pennes-Mirabeau. Loin, toujours plus loin. Hors deMarseil<strong>le</strong>.Un à un <strong>le</strong>s cinémas avaient fermé, puis <strong>le</strong>s bars. La Canebière n’était plusqu’une monotone succession de magasins de fringues et de chaussures. Une grandefriperie. Avec un seul cinéma, <strong>le</strong> Capito<strong>le</strong>. Un comp<strong>le</strong>xe de sept sal<strong>le</strong>s, à clientè<strong>le</strong>arabe jeune. Gros bras à l’entrée, gros bras à l’intérieur.Je finis mon pastis et en commandai un autre. Un vieux pote, Corot, <strong>le</strong> pastis, ilne l’appréciait qu’au troisième. Le premier, tu <strong>le</strong> bois par soif. Le deuxième, ben tucommences à y trouver du goût. Au troisième, t’apprécies enfin ! Il y a encore trenteans, la Canebière, on venait s’y promener <strong>le</strong> soir, après <strong>le</strong> repas. On rentrait, onprenait une douche, on dînait puis on mettait des habits propres et on allait sur laCanebière. Jusqu’au port. On descendait sur <strong>le</strong> trottoir de gauche, et on remontait parl’autre trottoir. Sur <strong>le</strong> Vieux-Port, chacun avait ses habitudes. Certains poussaientjusqu’au bassin du carénage, après la criée aux poissons. D’autres vers la Mairie et <strong>le</strong>Fort Saint-Jean. En mangeant des glaces à la pistache, au coco, ou au citron.Avec Manu et Ugo, on était des habitués de la Canebière. Comme tous <strong>le</strong>sjeunes, on venait là pour se faire voir. Sapés comme des princes. Pas question detraîner en espadril<strong>le</strong>s ou en tennis. On mettait nos plus bel<strong>le</strong>s pompes, des italiennesde préférence, qu’on faisait cirer à mi-chemin, au coin de la rue des Feuillants. LaCanebière, on la descendait et on la remontait au moins deux fois. C’est là qu’ondraguait.Les fil<strong>le</strong>s allaient souvent par groupes de quatre ou cinq. Bras-dessus, bras-
dessous. El<strong>le</strong>s marchaient <strong>le</strong>ntement, sur <strong>le</strong>urs talons aiguil<strong>le</strong>s, mais sans tortil<strong>le</strong>r ducul comme à Toulon. Leur démarche était simp<strong>le</strong>, avec cette langueur qui nes’acquiert qu’ici. El<strong>le</strong>s parlaient et riaient fort. Pour qu’on <strong>le</strong>s remarque. Pour qu’onvoie qu’el<strong>le</strong>s étaient bel<strong>le</strong>s. Et bel<strong>le</strong>s, el<strong>le</strong>s l’étaient.Nous, on <strong>le</strong>s suivait une dizaine de pas en arrière, en faisant descommentaires, suffisamment forts pour qu’el<strong>le</strong>s entendent. À un moment, l’une d’el<strong>le</strong>sse retournait, et lâchait : « Vé, mais tu l’as vu çui-là ! Il se prend quoi, ce bellastre ?Pour Raf Vallone ! » El<strong>le</strong>s éclataient de rire. Se retournaient. Riaient de plus bel<strong>le</strong>.C’était gagné. Arrivés place de la Bourse, la conversation était engagée. Quai desBelges, il ne nous restait plus qu’à mettre la main à la poche, pour payer <strong>le</strong>s glaces.Chacun la sienne. Ça se faisait comme ça. Au regard et au sourire. Une histoire quitenait, au mieux, jusqu’au dimanche soir, après d’interminab<strong>le</strong>s slows dans lapénombre des Salons Michel, rue Montgrand.Des Arabes, à cette époque, il n’en manquait déjà pas. Ni des Noirs. Ni desViets. Ni des Arméniens, des Grecs, des Portugais. Mais cela ne posait pas deproblème. Le problème, c’en était devenu un avec la crise économique. Le chômage.Plus <strong>le</strong> chômage augmentait, plus on remarquait qu’il y avait des immigrés. Et <strong>le</strong>sArabes, c’était comme s’ils augmentaient avec la courbe du chômage ! Les Françaisavaient bouffé tout <strong>le</strong>ur pain blanc pendant <strong>le</strong>s années soixante-dix. Mais <strong>le</strong>ur painnoir, ça, ils voulaient <strong>le</strong> bouffer seuls. Pas question qu’on vienne <strong>le</strong>ur en piquer unemiette. Les Arabes, c’est ça qu’ils faisaient, ils volaient la misère dans nos assiettes !Les Marseillais ne pensaient pas vraiment ça, mais on <strong>le</strong>ur avait filé la peur.Une peur vieil<strong>le</strong> comme l’histoire de la vil<strong>le</strong>, mais que, cette fois-ci, ils avaient un malfou à surmonter. La peur <strong>le</strong>s empêchait de penser. De se repenser, une nouvel<strong>le</strong> fois.Toujours pas de Sanchez en vue. 7 heures 10. Qu’est-ce qu’il foutait, ce con ?Ça ne m’ennuyait pas, d’attendre, là, sans rien faire. Ça me détendait. Seul regret, <strong>le</strong>sfemmes n’avaient qu’une hâte, rentrer chez el<strong>le</strong>s. Une mauvaise heure pour <strong>le</strong>sregarder passer.El<strong>le</strong>s marchaient d’un pas pressé. Leur sac serré sur <strong>le</strong>ur ventre. Les yeuxbaissés. L’insécurité <strong>le</strong>ur ôtait toute sensualité. El<strong>le</strong>s la retrouveraient <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain, àpeine montées dans <strong>le</strong> bus. Avec ce regard franc que je <strong>le</strong>ur aimais. Une fil<strong>le</strong>, ici, siel<strong>le</strong> te plaît et que tu la regardes, el<strong>le</strong> ne baisse pas <strong>le</strong>s yeux. Même si tu ne ladragues pas, tu as intérêt à profiter de ce qu’el<strong>le</strong> te donne à voir, sans détourner <strong>le</strong>syeux. Sinon, el<strong>le</strong> te fait un scanda<strong>le</strong>, surtout s’il y a du monde autour.Un Golf GTI décapotab<strong>le</strong>, blanche et verte, ra<strong>le</strong>ntit, grimpa sur <strong>le</strong> trottoir entredeux platanes et s’arrêta. Musique à fond. Quelque chose d’aussi indigeste queWithney Houston ! Le chauffeur vint droit vers moi. Dans <strong>le</strong>s vingt-cinq ans. Bel<strong>le</strong>gueu<strong>le</strong>. Pantalon de toi<strong>le</strong> blanche, veste légère à petites rayures b<strong>le</strong>ues et blanches,chemise b<strong>le</strong>u foncé. Cheveux mi-longs, mais bien coupés.Il s’assit en me regardant droit dans <strong>le</strong>s yeux. Il croisa ses jambes, enremontant légèrement son pantalon pour ne pas en casser <strong>le</strong> pli. Je remarquai sachevalière et sa gourmette. Une gravure de mode, aurait dit ma mère. Un vraimaquereau, pour moi.- Francis ! Une mauresque ! cria-t-il.Et il alluma une cigarette. Moi aussi. J’attendais qu’il par<strong>le</strong>, mais il ne dirait rientant qu’il n’aurait pas bu. Une vraie attitude de cacou. Je savais qui il était. Toni. Letroisième homme. L’un des types qui avaient peut-être tué Leila. Qui l’avaient aussiviolée. Mais lui, il ignorait que je pensais cela. Il ne croyait être, pour moi, que <strong>le</strong>chauffeur du taxi de la place de l’Opéra. Il avait l’assurance du type qui ne risquaitrien. Qui avait des protections. Il but une gorgée de sa mauresque, puis me fit un
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Le monde se remettait en ordre. Nos