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5 - Où dans <strong>le</strong> malheur, l’on découvre qu’on est un exilé.Je n’avais jamais rien vu d’aussi moche. J’en avais pourtant vu. Leila gisait surun chemin de campagne. La face contre terre. Nue. El<strong>le</strong> tenait ses vêtements serréssous son bras gauche. Dans son dos, trois bal<strong>le</strong>s. Dont une lui avait perforé <strong>le</strong> cœur.Des colonnes de grosses fourmis noires s’activaient autour des impacts et deségratignures qui zébraient son dos. Maintenant, <strong>le</strong>s mouches attaquaient, pourdisputer aux fourmis <strong>le</strong>ur art de sang séché.Le corps de Leila était couvert de piqûres d’insectes. Mais il ne semblait pasavoir été mordu par un chien affamé, ou un mulot. Piètre consolation, me dis-je. El<strong>le</strong>avait de la merde séchée entre <strong>le</strong>s fesses, ainsi que sur <strong>le</strong>s cuisses. De longuestraînées jaunâtres. Son ventre avait dû se relâcher avec la peur. Ou à la premièrebal<strong>le</strong>.Après l’avoir violée, ils lui avaient sans doute laissé croire qu’el<strong>le</strong> était libre.Cela avait dû <strong>le</strong>s exciter de la voir courir nue. Une course vers un espoir qui était aubas du chemin. Au début de la route. Devant <strong>le</strong>s phares d’une voiture qui arrive. Laparo<strong>le</strong> retrouvée. Au secours ! A l’aide ! La peur oubliée. Le malheur qui s’estompe.La voiture qui s’arrête. L’humanité qui se porte au secours, qui vient à l’aide, enfin.Leila avait dû continuer de courir après la première bal<strong>le</strong>. Comme si el<strong>le</strong> n’avaitrien senti. Comme si el<strong>le</strong> n’avait pas existé, cette brûlure dans <strong>le</strong> dos qui lui coupait <strong>le</strong>souff<strong>le</strong>. Une course hors du monde, déjà. Là où il n’y a plus que merde, pisse, larmes.Et cette poussière qu’el<strong>le</strong> va mordre pour toujours. Loin du père, des frères, desamants d’un soir, d’un amour appelé de tout son cœur, d’une famil<strong>le</strong> à construire,d’enfants à naître.À la seconde bal<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> avait dû hur<strong>le</strong>r. Parce que, quand même, <strong>le</strong> corpsrefuse de se taire. Il crie. Ce n’est plus à cause de cette dou<strong>le</strong>ur, vio<strong>le</strong>nte, qu’il adépassée. C’est sa volonté de vivre. L’esprit mobilise toute son énergie, et cherchel’issue. Cherche, cherche. Oublie que tu voudrais t’allonger dans l’herbe, et dormir.Crie, p<strong>le</strong>ure, mais cours. Cours. Ils vont te laisser, maintenant. La troisième bal<strong>le</strong> avaitmis fin à tous ses rêves. Des sadiques.D’un revers de main rageur j’écartai <strong>le</strong>s fourmis et <strong>le</strong>s mouches. Je regardaiune dernière fois ce corps, que j’avais désiré. De la terre montait une odeur deserpo<strong>le</strong>t, chaude et enivrante. J’aurais aimé te faire l’amour, ici, Leila, un soir d’été.Oui, j’aurais aimé. Nous aurions eu du plaisir, du bonheur à recommencer. Même siau bout des doigts, dans chaque caresse réinventée, se seraient profilés rupture,larmes, désillusion, que sais-je encore, tristesse, angoisse, mépris. Cela n’aurait rienchangé à la saloperie humaine, qui ordonne ce monde. C’est sûr. Mais au moins, ilaurait été, ce nous de la passion, qui défie <strong>le</strong>s ordres. Oui, Leila, j’aurais dû t’aimer.Paro<strong>le</strong> de vieux con. Je te demande pardon.Je recouvris <strong>le</strong> corps de Leila du drap blanc que <strong>le</strong>s gendarmes avaient jeté surel<strong>le</strong>. Ma main hésita sur son visage. Le cou marqué d’une brûlure, <strong>le</strong> lobe de l’oreil<strong>le</strong>gauche déchiré par la perte d’un anneau, <strong>le</strong>s lèvres bouffant la terre. Je sentis mestripes remonter à la gorge. Je tirai <strong>le</strong> drap avec rage, et me re<strong>le</strong>vai. Personne ne disaitmot. Le si<strong>le</strong>nce. Seu<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s ciga<strong>le</strong>s continuaient de couiner. Insensib<strong>le</strong>s, indifférentesaux drames humains.En me re<strong>le</strong>vant, je vis que <strong>le</strong> ciel était b<strong>le</strong>u. Un b<strong>le</strong>u absolument pur, que <strong>le</strong> vertsombre des pins rendait encore plus lumineux. Comme sur <strong>le</strong>s cartes posta<strong>le</strong>s. Putainde ciel. Putain de ciga<strong>le</strong>s. Putain de pays. Et putain de moi. Je m’éloignai, en titubant.

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