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Papa est arrivé à la station-service en pyjama, le visage tendu, ses traits encore plus anguleux que
d’habitude. Je me suis glissée sur le siège à côté de lui, mais il ne s’est pas retourné, mains agrippées au
volant et mâchoire serrée.
– Tu as bu ? m’a-t-il demandé en reprenant la route.
J’ai hoché la tête.
– Putain, Valérie ! C’est pour ça que tu m’as appelé ? Parce que tu es saoule ?
– Non, je ne suis pas saoule.
– Si, tu sens l’alcool.
– Je n’ai bu que deux bières. S’il te plaît, ne dis rien à Maman. Je t’en supplie.
Et moi ? signifiait le regard qu’il m’a lancé à ce moment-là. Cela dit il n’a pas moufté, sans doute
parce qu’il savait que je n’étais pas la seule à tuer Maman. Lui aussi était responsable de la mort de ses
rêves.
– Je n’en reviens pas que ta mère te laisse sortir pour aller faire la fête, a-t-il marmonné dans sa
barbe.
– Peut-être parce qu’elle veut me faire de nouveau confiance.
– Elle a tort.
Nous étions sur l’autoroute et nous roulions en silence, Papa hochant régulièrement la tête comme s’il
était dégoûté. Comment avait-on pu en arriver là ? Comment lui, qui avait bercé dans ses bras sa fille
chérie et embrassé son petit minois, avait-il pu en arriver à l’exclure de sa vie et de son cœur ? Comment,
alors qu’elle l’appelait à la rescousse parce qu’elle était désespérée – S’il te plaît, Papa, viens me
chercher, viens me sauver – son unique réaction pouvait-elle être de l’inonder de reproches ? Et
comment cette fille-là pouvait l’observer et ne rien ressentir sinon du mépris, de l’amertume, de la colère
et du ressentiment parce que c’est tout ce qui se dégageait de lui depuis si longtemps, et que c’étaient des
sentiments contagieux…
Est-ce parce que j’avais un peu bu ? Ou parce que j’étais à vif à cause des menaces de Troy ? Ou les
deux ? En tout cas, je n’ai pas pu taire mon indignation plus longtemps. C’était mon père. Il était censé me
protéger, ou au moins s’inquiéter alors que je l’appelais d’une station-service, au milieu de nulle part,
pour lui demander de venir me chercher en pleine nuit.
– Pourquoi ? ai-je soudain lâché.
– Pourquoi quoi ?
– Pourquoi est-ce que Maman ne devrait pas me faire confiance ? Pourquoi est-ce que tu tiens tant à
ce que je sois la méchante dans l’histoire ?
Je l’ai fixé pour qu’il craque et me regarde enfin. Mais ça n’a pas marché. J’ai repris :
– Je vais beaucoup mieux depuis quelque temps, mais je parie que tu t’en fous.