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soleil, et à un moment je l’ai entendue aboyer je ne sais quoi dans son portable. B<strong>of</strong>… je préférais ma<br />

version à moi. Autant me ber<strong>ce</strong>r d’illusions et croire que les familles idéales, telles que j’imaginais être<br />

<strong>ce</strong>lle du docteur Hieler, existaient. Surtout pour lui.<br />

J’ai aperçu un éclair m<strong>au</strong>ve dans le public. C’était Béa, les cheveux relevés en un chignon décoré de<br />

mille babioles violettes qui carillonnaient dès qu’elle bougeait. Elle avait un ensemble m<strong>au</strong>ve et<br />

vaporeux, et un immense sac assorti. Elle me regardait avec un be<strong>au</strong> sourire, le visage parfaitement<br />

serein, magnifique, tel un portrait peint.<br />

M. Angerson est monté sur l’estrade en faisant signe <strong>au</strong> public de se taire. Il a livré une brève<br />

allocution sur le thème de la persévéran<strong>ce</strong>, mais manifestement, il ne savait pas très bien quoi dire sur<br />

notre promotion. Vu les circonstan<strong>ce</strong>s, les vieux clichés <strong>au</strong>xquels on avait recours <strong>au</strong>raient difficilement<br />

fonctionné. Que dire sur l’avenir à tous <strong>ce</strong>s parents hantés par le passé, à tous <strong>ce</strong>s parents ayant vu<br />

s’évanouir leurs espoirs pour leur enfant, disparu depuis bientôt un an ? Et comment pouvait-il nous<br />

rassurer, nous, marqués à vie par <strong>ce</strong> qui s’était passé dans <strong>ce</strong>tte en<strong>ce</strong>inte sacrée du savoir qu’avant nous<br />

aimions ? Non, nous ne quittions pas le lycée avec de joyeux souvenirs – ils étaient éclipsés pour<br />

toujours. Non, nous n’organiserions pas de réunions d’anciens élèves – <strong>ce</strong> serait tr<strong>au</strong>matisant.<br />

M. Angerson s’en est bientôt remis à Jessica, qui est montée sur l’estrade avec une belle assuran<strong>ce</strong>.<br />

Elle a pris la parole en s’exprimant avec une voix maîtrisée, apaisante, évoquant l’université et le cursus<br />

académique qui nous attendaient, <strong>au</strong>tant de sujets neutres qui ne tireraient de larmes à personne. Puis elle<br />

a hésité, la tête penchée sur les feuilles qu’elle avait à la main…<br />

Certains commençaient à tousser et à remuer sur leur chaise, diffusant des ondes de malaise dans tout<br />

le public. À la voir ainsi sur l’estrade, on <strong>au</strong>rait dit qu’elle priait – d’ailleurs, on ne sait jamais, c’était<br />

peut-être le cas. M. Angerson a agité une main un peu nerveuse dans sa direction, prêt à monter sur la<br />

scène pour l’obliger à des<strong>ce</strong>ndre. Quand soudain elle a levé les yeux, métamorphosée. Adoucie, comme<br />

si elle avait abandonné son masque de présidente du Bure<strong>au</strong> des élèves pour redevenir l’amie qui avait<br />

posé sa main sur mon bras <strong>au</strong> moment où le père de Christy Bruter évoquait la notion de pardon. C’est<br />

alors qu’elle s’est lancée :<br />

– Notre promotion demeurera marquée à jamais par une <strong>ce</strong>rtaine date. Le 2 mai 2008. Jamais<br />

personne quittant le lycée de Garvin en 2009 ne pourra voir passer <strong>ce</strong>tte date sans avoir une pensée pour<br />

quelqu’un qu’il ou elle aimait, <strong>au</strong>jourd’hui disparu. Sans se rappeler le c<strong>au</strong>chemar et la panique de <strong>ce</strong><br />

matin-là. Sans se rappeler la douleur, la perte, le chagrin et la confusion. Sans se rappeler le pardon.<br />

Sans se rappeler, tout simplement. C’est pourquoi nous, le Bure<strong>au</strong> des élèves de la promotion de l’année<br />

2009, avons décidé d’<strong>of</strong>frir <strong>au</strong> lycée de Garvin un mémorial en souvenir de…<br />

Sa voix s’est brisée. Elle a fait une p<strong>au</strong>se, inclinant de nouve<strong>au</strong> la tête avant de se redresser :<br />

– … en souvenir des victimes du 2 mai 2008. Car jamais nous ne les oublierons.<br />

À <strong>ce</strong> moment-là, Meghan s’est levée de sa chaise pour aller jusqu’à une sorte de tertre recouvert d’un<br />

drap blanc près de l’estrade. Elle a retiré le drap. Un banc en béton est apparu, gris blanc, flambant neuf,<br />

presque aveuglant, installé <strong>au</strong>-dessus d’un trou dans la terre de la largeur d’un écran de télé. Il y avait à<br />

côté un tas de terre fraîche et une boîte en métal, la capsule témoin, dont le couvercle était ouvert. De ma<br />

chaise, j’ai vu que la boîte était déjà pleine de souvenirs – photos, guirlandes de pompons, dés en<br />

peluche…<br />

Jessica m’a fait signe de me lever pour la rejoindre sur l’estrade. J’ai pris mon courage à deux mains<br />

et je suis montée, les jambes en coton, et elle s’est penchée vers moi pour me serrer dans ses bras.<br />

Son geste m’a rappelé le jour où elle était venue vers moi alors que j’avais décidé d’abandonner le<br />

projet de mémorial. Elle avait les larmes <strong>au</strong>x yeux, et elle m’avait avoué sur un ton grave et désespéré :<br />

J’ai survécu, voilà <strong>ce</strong> qui fait la différen<strong>ce</strong>. Sur le moment je l’avais mal pris et je l’avais traitée de<br />

folle, mais <strong>ce</strong> jour-là, debout sur l’estrade avec elle pour la remise de nos diplômes, notre projet de<br />

mémorial abouti, j’ai compris. J’ai compris <strong>ce</strong> qu’elle voulait dire et j’ai compris qu’elle avait raison.

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