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J’ai ouvert les yeux, persuadée que la suite allait être : Tu peux venir t’asseoir à côté de moi… si le
ciel nous tombe sur la tête. Ou Tu peux venir t’asseoir à côté de moi… sauf qu’en fait vaudrait mieux
pas ! Mais pas du tout. Et ce que j’ai vu m’a sidérée :
Jessica Campbell, debout, face à moi, dont le visage ne trahissait pas la moindre émotion. En tenue
de volley-ball, avec une queue-de-cheval impeccable.
Jessica, c’était la fille qui faisait la loi au lycée. De loin la fille la plus populaire, elle pouvait être la
plus impitoyable parce que tout le monde rêvait d’être à sa place et les gens étaient prêts à tout pour lui
plaire. Autant c’est Christy qui avait lancé le surnom de Sœur Funèbre, autant Jessica, elle, me l’assénait
avec une telle froideur et un tel mépris que chaque fois je me sentais nulle et non avenue. C’est elle qui
incitait Jacob Kinney à faire trébucher Nick dans les couloirs, et c’est elle qui avait cafté auprès de M.
Angerson qu’on fumait de l’herbe en cachette dans ma voiture, un mensonge, qui nous avait valu d’être
collés plusieurs jours. Elle ne cherchait même pas à se cacher pour se moquer de nous. Elle nous riait au
nez en pleine figure, comme ça. Son nom revenait plusieurs fois sur la liste de la haine. Surligné. Et suivi
de plusieurs points d’excla-mation.
C’est elle qui aurait dû s’en tirer avec cette énorme cicatrice disgracieuse en pleine cuisse. Elle qui
aurait dû mourir. Elle dont j’avais sauvé la vie. Avant le mois de mai, je la haïssais, Jessica. Mais
aujourd’hui, j’étais complètement déstabilisée devant elle.
La dernière fois que je l’avais vue, elle tremblait face à Nick en se protégeant le visage avec les
mains. Et elle hurlait. Hurlait à se déchirer la voix. Elle paniquait tellement qu’elle délirait. Cela dit, à ce
stade-là, tout le monde avait perdu la tête. Je m’en souviens, elle avait un filet de sang qui traversait la
jambe de son jean et plein de morceaux de nourriture écrasés dans les cheveux. Quand j’y pense, quelle
ironie de la voir perdre son aplomb à ce point-là, sans aucune dignité, mais sur le moment j’aurais eu du
mal à en rire vu l’affolement général.
– Quoi ? ai-je croassé.
– Si tu veux, tu peux venir déjeuner à ma table, m’a-t-elle répondu en indiquant le Foyer.
Sans sourire, ni froncer les sourcils, ni trahir la moindre émotion ou la moindre ironie. Elle me
tendait un piège. Impossible, jamais Jessica Campbell ne m’aurait proposé de venir à sa table. Elle
cherchait à m’attirer pour se venger.
– Ça va, ai-je répondu en secouant la tête. Mais… merci.
Elle m’a regardée en se mordillant la joue. Bizarre, c’était la première fois que je la voyais se
mordiller la joue comme ça. Elle avait l’air… je ne sais pas… vulnérable. Grave. Un peu effrayée, si ça
se trouve. Avec une expression que je ne lui connaissais pas.
– T’es sûre ? Parce qu’il y a juste Sarah et moi, en plus Sarah est en train de préparer un exposé de
psycho. À mon avis, elle ne remarquera même pas ta présence.
J’ai jeté un œil sur sa table attitrée. Effectivement, Sarah y était, le nez plongé dans un cahier, mais
entourée d’une dizaine d’élèves. Toute la bande de Jessica. J’avais du mal à croire qu’ils ne
remarqueraient pas ma présence. Je n’étais pas complètement idiote. Ni désespérée à ce point-là.
– Non. Vraiment. C’est sympa, mais vaut mieux pas.
– Comme tu veux. Mais si tu changes d’avis, viens avec nous.
– D’accord, promis.
– Euh… je peux te poser une question ?
– Oui.
– La plupart des gens se demandent pourquoi tu es revenue au lycée.
Ah, voilà. C’était sa nouvelle façon de m’appeler par un surnom blessant, de me dire que je n’étais
pas la bienvenue, de m’humilier. J’ai senti cette barrière que je connaissais trop bien s’ériger au fond de
moi.
– Parce que c’est mon lycée. J’ai pas plus de raisons que les autres d’être obligée de l’abandonner.